Messieurs, pardon.
Pardon de vous déranger pendant le tournage de votre dernier film, au milieu des dernières répétitions de l’adaptation théâtrale de votre succès de librairie, les ultimes retouches de votre dernier opuscule prometteur, les préparatifs de votre prochaine conférence sur le thème « désespoir et éthique : un mariage heureux ? » ou encore une quelconque intervention poétique larmoyante sur les ondes de F(raNce) Culture —je dis « Messieurs » car les penseuses, intellectuelles et artistes femmes sont proprement exclues du débat public et, par pitié, ne mégotez pas en me sortant deux ou trois noms convenus.
Pardon, Messieurs, disais-je. Messieurs, pardon. Mais vous ne gesticulez pas innocemment dans le vent comme votre attitude pourrait de prime abord nous le laisser penser. Ce spectacle surréaliste et suranné ayant au moins pour lui de parvenir à dérider les moins regardant parmi les véritables artistes et poètes du pays. De même, vous ne vous contentez pas d’être absent à vous-mêmes, dissimulant cette vacuité derrière la stratification de votre expérience. Non, Messieurs.
Vous dansez sur des monceaux de cadavres, Messieurs.
Votre égotisme hallucinant est à la hauteur de votre lâcheté face à la réalité de l’époque. Cette lâcheté étant elle-même égale à votre ignorance. Vous ressemblez à ces pauvres DJ ’s 3.0 ne sachant plus rien célébrer que la mort, aux antipodes de l’état d’esprit originel de la House Music. Oui, Messieurs, vous êtes la bande son du totalitarisme, sautillant nerveusement de mots creux en phrases vidées de sens sur des rythmes binaires formatés par l’ordinateur neurophile du système néolibéral. Alors avant que l’Histoire ne le fasse, laissez-moi la devancer —et vous renier.
Votre pensée n’en est plus une. C’est une boue fangeuse où vous barbotez comme une sinistre fin de race dans ses excréments. Vous avez une audience médiatique, la possibilité de vous exprimer à des horaires de grandes écoutes— et qu’en faites-vous ? Quand fête vous ? Vous nous assommez de votre point de vue sur la situation, vous nous assénez sans cesse et sans pudeur vos masturbations. Terrifiants évacuateurs précoces de toute intelligence : l’heure n’est plus aux effets de manches. La vérité vous ferait-elle si peur, pour que vous vous en soyez, à ce point, éloigné ?
La rhétorique mensongère du verbe néolibérale a-t-elle pénétrée si profondément votre conception du langage ? Pour que vous ne soyez plus en capacité de différencier le signifiant et le signifié ? Messieurs, nous n’avons rien à faire de vos pétitions, de vos bons sentiments, et de vos petits gâteaux. Ils sont secs et indigestes. Il est temps pour vous de vous apercevoir de votre décalage avec la réalité, du monde ancien dans lequel vous évoluez, depuis lequel vous vous adressez à nous.
Messieurs, ce pays vit sous la terreur.
Les yeux des gens suppurent la folie et l’oppression. Et vous n’en dites pas un mot. Combien d’entre vous pour prendre position en faveur des roms ou des migrants ? Vos joutes verbales pour savoir qui est ou sera le plus antisémite ou le plus islamophobe nous épuisent. Les gens meurent, partout, enfermés en eux-mêmes. L’humanité se terre sous les couvertures. La vôtre, d’humanité, est au fond des chiottes. Pauvres lavasses incrédules dépassées, pourquoi ne pas avouer la réalité du monde dans lequel vous évoluez ?
Pourquoi fuir la réalité de son nom : le totalitarisme ?
Facile de s’imaginer résistant rétrospectivement face à l’ennemi nazi en 1939. Mais aujourd’hui ? Face à l’assassinat de la pensée, de l’humanité en l’homme, face aux conditions inhumaines dans lequel ce pays dit « civilisé » laisse croupir sa base, face à la montée sciemment organisée de l’extrême droite ? Où êtes-vous ?
Un horizon existe, un monde nouveau se crée chaque jour, mais vous ne l’évoquez jamais.
La France du tous ensemble, en l’état, personne ne me fera ce coup-là. Tous ensemble, oui. Mais ensemble derrière qui ? Derrière vous ?
Pour faire quoi ?
Vous semblez découvrir, et vous n’avez pas fini d’apprendre, que le monde dans lequel vous évoluez est mort. Vous défendez une idée de la liberté qui n’est plus qu’une image d’Epinal, d’où votre peur, qui est celle de votre fin, qui est celle d’avoir à appréhender un monde que vous ne connaissez pas, que vous ne bâtissez pas, dont vous êtes exclus.
Vous êtes les plus petits, les plus pauvres de tous.
Vous n’avez plus le pouvoir que sur votre propre matière. La liberté poétique seule fait les évadés, les âmes ayant pénétrées la réalité, hors du concept mental que vous appelez « système » , que vous pensez même, parfois, combattre, en le disséquant, en l’analysant, sans comprendre qu’il est votre propre esprit immobilisé. Qu’il est une forme de penser le monde dépassée, caduque. Nous sommes entre deux mondes, en plein effondrement psychique d’un côté, et au même instant nous assistons de l’autre à l’émergence d’une nouvelle manière de concevoir l’économie, la physique, la culture, le réel, même. Mais le positivisme semble être banni de vos discours, au profit d’une analyse éternellement fataliste et dépressive.
Certes nous repartons du désespoir, mais du votre. Car le désespoir, c’est vous, Messieurs. Ce n’est pas nous. Quant aux attentats, de Colombine au Mali, de la Syrie à Charlie et du 13 novembre au prochain, vous pouvez toujours prier pour que cela s’arrête, et jouer les étonnés. Nous ne sommes, nous, pas étonnés. Meurtris, blessés, atterrés. Mais pas étonnés.
Votre silence apathique vous rend responsable. Vous êtes des collaborateurs de l’horreur, et nous sommes les résistants. Les mutants. Les véritables enfants de la nation. Vos professeurs en Humanité. Et vous êtes nos élèves de fond de classe —nos cas épineux.
Nous, nous sommes magiques.
Nous vivons la magie, nous vivons dans un langage inédit pour vous. Ce pourquoi nous sommes incontrôlables, invérifiables, ingouvernables. Vous ne gouvernez plus que vous même, creusant un triste sillon archaïque où vous périssez. Vous êtes d’anciens modèles, et nous sommes, non pas l’avenir, non pas demain, mais aujourd’hui.
Nos réseaux sont métaphysiques, en dehors de vos pensées, en dehors des datas du système que vous servez. Les mots et le raisonnement seuls ne rendront jamais la réalité accessible, Messieurs. Ce pourquoi rien ne sortira de bon de vous, de sensé.
Nous défendons le pouvoir du rêve.
Et notre rêve est plus concret que ce fantasme dans lequel vous vivez encore, et que nous vous laissons.
De bonne grâce.
Wilfried Salomé. 8 Décembre 2015.