Ayant appris qu’un café-philo allait se tenir dans cette ville du Portugal, et ce dans le cadre d’un « festival de Philosophie », ce texte a été écrit pour saluer sa tenue d’un café-Philo. Il devait être animé par Carlos Café et Miguel Leitão.
« Des Cafés-Philo, apparus en France au début des années 90, il faut parler des malentendus qui ont sévi. Ces réunions populaires ne furent pas une imitation des salons aristocratiques du 18ème siècle, à la fois par la composition sociale, par la manière dont le dialogue civique s’accomplissait, par le principe de l’égalité, par lequel les citoyens présents dans ces réunions étaient égaux, parce que les connaissances de quelques uns ne leur donnaient pas plus, ni moins, de crédibilité que des citoyens qui, avec les leurs, raisonnaient. En outre, ce mouvement ne s’est pas produit parce que les Français seraient plus intelligents ou plus sensibles aux sujets intellectuels – ce qu’il est important de préciser parce que, tant par leurs élites que par leurs touristes, il est fréquent que des citoyens du monde soient confrontés à l’arrogance, une fâcheuse caractéristique française. Marc Sautet, professeur de Philosophie, était le fils d’un cordonnier, un homme modeste, qu’il a vu au travail, qu’il a perdu assez tôt (et à propos de sa mère, il était encore plus secret). Comme cette génération qui a été adolescente dans les années 60, faire des études universitaires était enfin devenu possible aux enfants des familles de travailleurs pauvres. Il a fait le choix de faire des études de Philosophie. Et puis Mai 1968 est arrivé. Il a participé aux émeutes, aux barricades. Et puis après la fin de l’insurrection, il a commencé sa vie professionnelle, en tant que professeur, et ce pendant 20 ans. Il a fini par être coopté par la fameuse école dites de « Sciences Politiques » (en français, « Sciences Po »), en même temps qu’il enseignait à Nanterre. Le travail qu’il avait mené pendant plusieurs années sur Nietzsche, Marx, et, à partir d’eux, sur les Grecs anciens, Socrate, Platon, avait abouti à une certitude : la pensée philosophique vivante n’avait pas pour sens d’être une pensée réduite à un public autorisé, limité. Le Socrate de Platon était très éclairant : citoyen, il allait au devant de ses frères de cité, et il dialoguait avec eux, d’une manière très particulière, mais il le faisait, en étant entouré d’autres citoyens, sur les places publiques. Si Platon avait prolongé cet élan par la création de la toute première université de l’Histoire, les deux pratiques, civique et scolaire, s’articulaient. Or, à notre époque, la pensée qui philosophait s’était réduite à la seconde, y compris par un devenir propre, obscure, avec des jargons techniques, ésotériques, élaborés pour empêcher les citoyens de comprendre le sens du propos, y compris pour se rendre compte d’une vacuité. Il fallait donc retrouver une présence dans la vie publique, et une présence pas pour « témoigner » de cette pensée, mais pour la faire vivre, par une construction qui associerait les citoyens les uns aux autres. Ce ne serait pas la même chose que dans les établissements scolaires, les Universités, ce serait autre chose, mais ce ne serait pas rien, à condition, évidemment, de s’y engager avec sincérité et sérieux.
Parce que, entre les citoyens, le moyen, l’outil, de cette construction collective était le seul langage, cette interface qui n’appartient pas à personne, appartient à tous, t et nous lie, relie, immédiatement. Parce que les mots sont des sons, et que ces sons forment des petites musiques, qui, parfois, le sont explicitement, quand ils deviennent des chants, accompagnés par d’autres sons, la « musique ». Parler, c’est toujours « chanter », le début d’un chant, même si, pour cela, nous adoptons un ton moins chantant pour éviter que ce que nous disons devienne trop entraînant. Il ne serait pas facile de faire ensemble des Cafés-Philo en chantant et dansant. D’autant que, pour s’entendre, à la différence de ce que fait un orchestre, une chorale, il ne faut pas parler ensemble, parce que, sinon, nous n’entendons plus rien, alors même que nous avons déjà du mal à nous entendre, dans tous les sens du terme. Parler, c’est donc faire taire les autres pour être entendu, et faire de même lorsqu’ils « prennent la parole ». SI nous parlons de « prendre la parole », c’est parce qu’elle existe en dehors de nous, mais nous savons qu’elle n’existe pas sans nous : intimement liée à notre propre existence, si elle existe en dehors de nous, c’est parce que les autres parlent, « comme » nous et pas comme nous. Sinon, nous serions d’accord – accordés. Mais nous pouvons parler autrement que les autres, et ils peuvent en faire de même, et nos voix peuvent alors s’associer, comme dans un orchestre : à chacun sa partition. Hélas, nous le savons, nous faisons l’expérience de profonds désaccords – nous ne nous accordons pas sur la musique générale. Et nous entendons même de très étranges orchestres, avec des gens qui crient, qui menacent. Si Wagner a pu donner des sons à de telles tempêtes, humaines, trop humaines, elles lui préexistaient, et il a trouvé des sons « idéaux » pour mettre en musique ces combats.
Avec les Cafés-Philo, il fallait donc s’engager dans l’usage de la Parole, pour, par exemple, nous appuyer sur l’Histoire de la Parole, de ses pratiques et de ses théories, afin de comprendre pourquoi, dans ce labyrinthe, il y eut tant de chemins qui ne menaient nulle part, pourquoi, pour nous encore, il en allait de la même nécessité de parvenir à ne pas être pris au piège par le Minotaure, pourquoi il faut toujours prendre de la hauteur. Qu’il s’agisse de l’Histoire de France, ou de l’Histoire des autres peuples, la parole nous ouvrait, comme elle nous ouvre toujours, les portes des maisons, des coeurs, des âmes, parce que ce qui n’est pas visible d’emblée peut le devenir si nous voulons voir, savoir. Donner cette « renaissance » fut, de la part de Marc Sautet, un cadeau, de ces cadeaux dont la valeur est immense, alors même qu’elle est gratuite. Il nous permettait de parler et de nous parler, dans une France qui, à l’époque comme aujourd’hui, était dirigée par des individus qui étaient enfermés dans les monologues, où, évidemment, sans contradicteurs, ils régnaient tels des maîtres des siècles passés. Il ne faut jamais sous-estimer la nostalgie de ceux qui regrettent les temps anciens où des tyrans régnaient sur des sujets silencieux.
Mais comment devions-nous parler et nous parler ? Si nous avions conservé Socrate comme modèle pour nous inspirer et nous ressourcer, nous aurions sans doute évité, aux Cafés-Philo, des échecs, une certaine stérilité, la pénible sensation de faire du surplace que nous sommes censés avancer. Nous aurions dû commencer par travailler sur les principes socratiques et platoniciens, afin de nous préparer à mener des dialogues dignes de ce nom. Les Cafés-Philo auraient pu accomplir, aider à accomplir, ce travail, mais le manque de lucidité, collective, nous a laissé voguer, sur un principe à priori, de confiance. Mais il n’est pas possible d’être aussi naïfs. La Parole est LE lieu de notre Humanité, et c’est là que se mènent des confrontations, des batailles. Les actions naissent après les paroles, les réflexions et les décisions. La parole est, intimement, un pouvoir, de nous sur nous, et les pouvoirs politiques sont des pouvoirs parce qu’ils décident, ordonnent, parce qu’ils parlent.
Entrer dans le champ de la Parole, c’est, déjà oser exister, et des pouvoirs n’aiment pas cette audace, essentielle, mais minime. Il faut le savoir, c’est ainsi. En entrant dans la Parole, comme nous l’avons fait depuis l’enfance, nous sommes entrés dans l’Histoire, dans notre rapport à l’Histoire, au présent, aux choses, parce que le langage humain a la capacité de faire bouger les choses. Ce premier travail aurait dû concerner la Parole, en tant que langage, afin d’en prendre toute la mesure. Que pouvons-nous, dès lors que nous parlons ? Mais évidemment, il est plus agréable, en nous appuyant sur lui, de courir à travers l’Histoire et le monde. Quand un Alexandre le Grand a révélé une part de l’Inconnu de son temps, nous, nous pouvons aller bien plus loin que lui dans le passé et dans le présent, et il est difficile de résister à cette ivresse. Mais résister à l’ivresse, à l’impulsion, c’est une leçon de ce Socrate qui, quand ses amis citoyens courraient, après leur vie, après des chimères, après des arnaques, lui, s’arrêtait pour se taire et penser. Un questionnement s’était imposé et il ne pouvait pas marcher, même courir et penser. Il lui fallait arrêter ce mouvement du langage de son temps pour prendre la mesure de ce qui s’imposait. Or, à notre époque, tout va autour de nous un million de fois plus vite, et tant de choses nous font l’éloge de ces accélérations, dont il faut reconnaître que, bien souvent, elles nous font « gagner du temps », elles nous permettent d’éviter d’en perdre, quand, auparavant, il fallait beaucoup de temps, pour, par exemple, consulter des archives. Mais si des accélérations sont bénéfiques, des vitesses nous font perdre notre rapport au présent, puisque nous changeons de position à chaque instant et que tout ce qui est relatif change de position par rapport à la nôtre. Socrate est là pour nous dire : stop ! Il y a un problème !
Et en grec ancien, ce qui est un « problème » est ce qui doit nous arrêter. Mais nous dirons, nous avons des problèmes, nous connaissons des problèmes, nous sommes confrontés à des problèmes, et nous faisons face, avec succès ou non. Mais de quels problèmes parlons-nous ? Et de quels problèmes entendait parler Socrate ? Pour identifier un vrai problème, il faut voir ce qui nous arrête. Or nous vivons dans un monde où, avec le discours sur les « libertés », peu de choses nous arrêtent, et certains encore moins que d’autres. Mais même ces anti problèmes finissent par rencontrer des limites. A l’inverse d’une certaine psychologie, la pensée philosophique dit : oui, cela ne va pas, et il est tout à fait compréhensible que vous n’alliez pas bien, et c’est même positif que dans un monde qui ne va pas, vous n’alliez pas bien. Parlons-en. Il ne s’agit pas d’aller mieux en se racontant des histoires, mais en faisant en sorte que l’Histoire aille mieux. Là où une voie psychologique conseillait et conseille des traitements individuels, la pensée philosophique invite à construire une « grande santé » par une construction collective de ce qui tient, résiste, dure, face au temps. La réouverture de cette voie a connu une contribution décisive avec l’apparition du mouvement des « Cafés-Philo ». 30 ans après, ils existent encore. Alors, à celles et ceux qui comprennent cette voie, qui en pressentent les bénéfices collectifs, soyez fiers et heureux de participer à cette conscience… »
Jean-Christophe Grellety
PS : si vous voulez créer un café-philo, si vous relancez un café-philo, si vous voulez que soit évoqué ici un café-philo que vous tenez, vous pouvez écrire à l’auteur du blog