Depuis Éléments moins performants, en 1996, Claude Brozzoni s’est pris de passion pour Peter Turrini. Les premières pièces de l’auteur autrichien – la Chasse aux rats, en 1967, ou Tuer le cochon, en 1972 –, témoin de son siècle et de l’anéantissement de la Seconde Guerre mondiale, provoquent trouble et scandale, mais il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands dramaturges de langue allemande, traduit dans plus de trente langues. Une ascension fulgurante pour ce fils d’immigré italien, marqué par une enfance frappée d’exclusion. Ses origines paysannes et italiennes sont aussi celles de Claude Brozzoni, qui lui demande d’écrire un texte « pour (lui) ». Refus durant plusieurs années. Puis, un beau matin, c’est oui. C’est la vie (Actes Sud-Papiers). Une déambulation biographique depuis le jour et l’heure indéterminée de sa naissance, en 1944, jusqu’à 2014, « l’automne de son printemps », rapportée par petites touches elliptiques et tactiles. La relation fusionnelle avec sa mère, les premiers émois sexuels, l’éducation sous le carcan du Bien et du Mal, l’amour, l’écriture… La traversée d’une époque d’une violence inouïe, lorsqu’il faut grandir dans le sillon du cauchemar nazi recouvert par le silence et la honte. Mais qui forge à tout jamais sa présence critique au monde, dont il ne cesse d’interroger la domination et la soumission : « Tandis que le peuple vivote grâce aux vertus traditionnelles, les élus se régalent des délices de la méchanceté, s’abreuvent aux douces fontaines de l’immoralité. » Il fallait pour ce texte-testament, où sous la simplicité court l’incendie, un comédien à sa mesure. Ce sera Jean-Quentin Châtelain, avec sa voix unique à l’accent indomptable. Et de l’apprivoisement pour amener ce comédien, qui travaille avec les plus grands et incarne ses derniers monologues (Ode maritime, Kaddish, Bourlinguer), à partir d’une présence tellurique enracinée dans le sol vers un ailleurs. Cela passera par la musique et la relation organique avec Claude Gomez et Gregory Dargent.
Une contrainte et un défi pour le comédien
Gomez est un fidèle compagnon de route de la Cie Brozoni. Il compose à vue sur le plateau une musique originale spécialement sculptée pour la scène et pour les artistes. Créateur de jazz, funk, soul, virtuose de la musique assistée par ordinateur, tout chez lui est vitalité et invention. Dargent est un talentueux joueur de oud et de guitare électrique qui se produit régulièrement avec Babx et qui va chanter les poèmes allemands parsemés dans cet oratorio. Jean-Quentin Châtelain est seul à dire le texte mais ils sont trois à le porter, à rendre la parole de Turrini vivante. Une contrainte et un défi pour le comédien, qui ne peut s’écarter du texte et de sa cadence sans mettre en péril le jeu de ses compagnons. Et la découverte d’une liberté dans une interprétation d’une physicalité époustouflante, dans laquelle on ne l’avait pas vu depuis longtemps. Avec des cris et des chuchotements, dans des étreintes et des caresses, Jean-Quentin Châtelain s’empare de ce récit de vie qui pourrait être la sienne, la nôtre. À cour, un écran déroule quelques images : meeting nazi, Vierge qui brûle, insectes luttant pour survivre… Elles viennent frapper à la porte de cette langue qui ne cesse d’en charrier d’autres, plurielles et intimes. Dans un final magnifique, la dramaturgie du texte nous revient dans son effet de souffle, d’une puissance inattendue.
via www.humanite.fr