Que ce soit dans le "milieu académique" ou dans celui des citoyens qui se réfèrent à "la Philosophie", l'affaire Socrate a tout du scandale, à la manière d'un Christ cloué au pilori. Un "juste" a subi un mal – mais Socrate disait préférer subir l'injustice plutôt que de le commettre, alors l'Histoire a exaucé son voeu. En outre, avec le temps, les motifs de la condamnation (à mort, tout de même), intriguent : impiété (il faut dire que sur les questions "religieuses" et du sacré, les communautés se révèlent rarement souples, tolérantes), parce qu'il n'aurait pas cru aux Dieux de la Cité, et corruption de la jeunesse – et, selon nos propres critères, ce qui est comique, c'est que Socrate était, dans l'assemblée des hommes qui l'ont jugé, un des rares à ne pas être pédéraste-"pédophile", alors que, dans cette Grèce, c'était un principe d'éducation… Sa façon de les "corrompre" aurait été de les aider à penser par eux-mêmes et à critiquer leurs parents comme les ordres de la cité ! En somme, aujourd'hui, pour ces deux motifs, aucun procès ne serait mis en place contre Socrate (il y a donc des progrès ?!), mais pour ce qui est au principe même de ce que vivait Socrate et de ce qui lui a été reproché, à savoir une distance critique avec les principes communs de la cité, c'est ce qu'un Rectorat a clairement reproché à un professeur de Philosophie à l'occasion de l'exercice de ses fonctions – dans son "cours". Nous n'allons pas reprendre les détails de l'affaire, déjà explicités par beaucoup d'autres. Reste l'essentiel : dans un cours de Philosophie faisant suite au terrible massacre de janvier 2015, appelé "attentat terroriste", Jean-François Chazerans a pu interroger, que ce soit à la forme interrogative même, ou de manière affirmative, et ce par volonté pédagogique de pro-vocation, les causes de ces crimes, la part, même minime, de "responsabilité" des auteurs de Charlie dans cette volonté de violence qui les ciblait depuis longtemps, et plus généralement, le fait que de tels faits s'inscrivent dans un ensemble général de causes et d'effets – comme le fait que pour les assassins, il s'agissait de punir, venger, des fautes et des crimes, notamment des victimes d'actions militaires "occidentales" dans certains pays du monde. Comme cela peut se produire "à chaud", lorsque de tels événements ont eu lieu, il est rare que les échanges soient calmes, solidement argumentés, tant les émotions prennent le dessus. Malgré tout, en tenant à rappeler ce contexte structurel de causes et d'effets, J.F. Chazerans permettait précisément à ces jeunes de travailler à prendre le dessus sur leurs émotions, à les "contrôler", alors que tout autour d'eux, ces émotions dominaient tout, imposaient beaucoup (de jugements à l'emporte-pièce, de délires). C'est en incarnant même un point de vue critique que Jean-François Chazerans a fait ce travail philosophique attendu ET nécessaire. Or, le voilà administrativement condamné (après avoir été mis en garde à vue pour !). Il ne l'est pas par la société (différence avec Socrate), il l'est par la "hiérarchie" de l'Education Nationale. Il y a quelques jours, il apprenait que le Tribunal Administratif de Poitiers pourrait, si les juges suivent l'analyse et la conclusion du rapporteur, rejeter sa demande d'annulation de la sanction (il a été obligé de quitter l'établissement où il enseignait, pour aller le faire ailleurs). Les pièces contre lui ont beau s'être réduites comme peau de chagrin, il reste qu'il a, aurait, mis en cause "l'impérialisme occidental" – et donc, cela ne se dit, fait pas ?, qu'il a, aurait, rappelé que sans procès, toute personne accusée est nécessairement réputée innocente (il a donc osé rappeler la loi ?!) – et donc, cela ne se dit pas, fait pas ? Et ? C'est tout ? Malgré tout, le rapporteur public aurait conclu que les juges doivent, "sans hésiter", rejeter la demande de Jean-François Chazerans. Sans hésiter : voilà bien ce qui fait la différence entre un rapporteur public et un professeur de Philosophie – et Socrate même. Les professeurs de Philosophie font connaître aux lycéens les "Lumières" – et notamment Kant, lequel, dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", a écrit "1. Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. 2. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux." En somme, les professeurs de Philosophie pourraient répéter Kant, mais nullement mettre en pratique son exhortation. Celui qui "ose" parler/penser risque d'être dénoncé par des élèves et des parents. C'est à ceux-ci qu'il faut s'adresser – demander des excuses et qu'ils soutiennent l'annulation de la sanction par l'autorité même qui en est l'origine. On peut ajouter qu'il est impossible pour un pays/Etat, avec son armée, de participer ou de soutenir une action guerrière criminelle, extrêmement destructrice, qui sème souffrances, désolations et fait germer des folies, et de vivre comme si rien ne se passait, comme si, lorsque des vengeurs, censés ou fous, arrivent, nous n'ayons aucune responsabilité. Penser que ce sont des êtres comme Charb, Cabu et Wolinksky, qui ont été massacrés, pour des horreurs commises ailleurs, c'est une horreur de plus – mais seulement une de plus. Il faut relier ces victimes à toutes celles qui ont perdu la vie, depuis la première guerre du Golfe jusqu'à aujourd'hui.
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