Les réseaux sociaux sont le monde né de notre impuissance à créer un monde. Ils sont le monde de notre absence de monde. Leur monde est, littéralement, le dernier de nos mondes. Le monde des réseaux sociaux est le dernier de nos mondes dans le sens du plus mauvais : le plus pauvre en humanité, le plus pauvre en intelligence et en bonté. Mais leur monde est aussi le dernier de nos mondes dans le sens où nous n’en sortirons jamais. Le monde des réseaux sociaux est le dernier monde que nous connaîtrons. Nous mourrons pendant son règne. C’est un peu comme le sucre ou l’alcool : les bénéfices immédiats sont beaucoup trop grands pour qu’on pense au coût futur de ceux-ci. Les réseaux sociaux répondent bien trop exactement à l’algèbre du besoin. L’homme est plongé dans le réseau social comme l’alcoolique dans une rivière de vin rouge. C’est peu dire que, sans une destruction qui viendrait de l’extérieur, sans une catastrophe technologique ou numérique, nous n’en sortirons jamais. Nous nous en sommes rendus compte lentement, progressivement, mais tout cela était foutu avant même d’avoir commencé. Il n’y a rien à sauver des réseaux sociaux parce que tous les bénéfices que nous en avons obtenu n’étaient que les préludes, les prolégomènes, les avant-goûts de leurs maléfices. Et maintenant que ces maléfices sont visibles à l’œil nu, c’est trop tard. Nous avons désormais besoin des réseaux sociaux pour vivre. Comme quelqu’un me l’a dit un jour : « Si tu n’existes pas sur Facebook, tu n’existes pas. » Du moins, c’est l’idée qui s’est finalement imposée. Une idée fausse, une idée bête et destructrice, mais une idée puissante. Une idée qui a remplacé l’adage fameux : « Si tu n’existes pas dans les médias, tu n’existes pas. » Et même si elles entraînent une conclusion fausse, les prémisses de ces idées sont justes : Nous avons terriblement besoin d’être aimés. Nous avons terriblement besoin d’être aimés et assez peu envie d’aimer en retour. Être aimé est un luxe, aimer est une souffrance. Être aimé est un excitant, aimer est un effort. Nous avons terriblement besoin d’être aimés et nous savons que nous devons aimer beaucoup pour être aimés un peu en retour, mais nous cherchons tous les moyens, toutes les malices qui nous permettraient de nous passer de l’effort pour obtenir l’excitation, d’obtenir le luxe et d’éviter la souffrance. Et c’est bien la promesse que procure la célébrité : l’amour de tous pour une seule personne. Un amour collectif donné à un individu unique. La starlette est ce modèle que tous essaient d’atteindre, que les médias ont permis à celle-ci d’obtenir, et dont les réseaux sociaux ont développé l’offre pour chacun. Mais ce modèle est un leurre, et les starlettes le savent, qui se savent si peu aimées. Les starlettes savent qu’elles ne sont pas aimées. Ce que leurs fans aiment, c’est leur image, pas elles. Et c’est ce qu’offrent les réseaux sociaux : le substitut pour chacun d’une image de lui-même qui officie comme support de fantasmes collectifs. Une offre extrêmement excitante et un résultat absolument déprimant. Ce qui n’empêche pas l’individu leurré de vouloir continuer à se leurrer encore. L’addiction à son image publique était le triste privilège d’une minorité d’individus, il est devenu le pain de tous les jours de la population mondiale.De l’éditorialiste amateur attaché aux pouces bleus à l’ado accro aux selfies, en passant par l’enfant sur tiktok et le vieux penseur transformé en facebooker, tout individu du XXIe siècle est une starlette. Et il rejoue à travers son voyage dans les réseaux sociaux le récit terrifiant des stars du XXe siècle. Il essaie de rencontrer l’amour par la production d’une image de lui-même qui le vide et le laisse idiot. C’est un cercle vicieux : plus on obtient de pouces bleus, et plus on manque de pouces bleus. Plus on accumule les followers, et plus on a besoin de followers. C’est un récit circulaire, comme « Mr. Toad’s Wild Ride ». C’est le « Voyage du Facebooker pour Nulle Part ». Nous ne rencontrerons jamais l’amour par les réseaux sociaux. Nous n’en rencontrerons que la représentation.
(…) la suite ici : https://lelivresansvisage.blogspot.com/2021/10/fuckbook.html