Michel Onfray ou la philosophie Nutella – Libération

On apprenait récemment que la pâte à tartiner Nutella est concurrencée par des marques rivales qui n’ont pas plus de capacités nutritives et n’arrivent pas même à produire le fameux goût agréablement artificiel dont raffolent les enfants. Le succès du produit phare s’est construit grâce une certaine qualité dans l’infect qui écrase toute velléité d’imitation. En régime libéral, la camelote triomphe, et puisqu’entre le Nutella et la merde il n’y a qu’une différence d’âge du consommateur, on peut en déduire qu’en matière de goût, il ne faut jamais faire confiance aux enfants. Ces derniers sont pourtant de véritables prescripteurs. Il en va de même dans le domaine culturel.

Michel Onfray n’est pas plus philosophe que je ne suis marchand de Nutella. Il est, nuance, prof de philo, avec les qualités afférentes à ce corps de métier : verbe fluvial, rhétorique aux poings, art du panorama. Sur France Culture cet été, on pouvait avoir à 11 heures Michel Onfray vous parle et à 17 heures Michel Onfray vous a conquis. Entre-temps, il était question de Michel Onfray dans les débats. Il y a des gens capables de truster les antennes, les plateaux télé et finalement les époques avec un sens Nutella du monopole. Le contemporain semble fait pour eux. L’ennui, c’est qu’Onfray a fondé toute sa contre-histoire de la philosophie (entreprise louable) sur l’idée inverse : que les vrais auteurs sont des imposteurs, que les grands sont en fait nains, et vice versa. L’exclusion des subalternes par les philosophes «officiels» l’obsède. Marx, Freud, Sartre, tout ça n’était que de la mauvaise came ; on vous a trompés, les vrais penseurs s’appellent Mikel Dufrenne et Robert Misrahi, Michel Clouscard et Noël Mouloud. Préparez vos gommes, les enfants, on va refaire toutes les éditions avec les vrais noms. Redresseur de torts, c’est une situation qui rapporte, apparemment. Mais si les occultés sont les vrais penseurs, Onfray devrait se demander pourquoi il tire à 300 000.

Qu’on me comprenne : je ne suis pas défavorable au révisionnisme historique, dans la mesure même où l’histoire des formes et des idées est le lieu d’une permanente refonte. L’histoire est révisionniste ou elle n’est pas. Mais la révision n’autorise pas la mauvaise foi, la caricature ou la lapidation aveugle des idoles. Je suis le premier à être fatigué par le caquetage des suiveurs de Deleuze ou de Foucault, qui a nui à leurs maîtres. Nietzsche le disait déjà : «Tu veux des disciples ? Tu trouveras des zéros !» Spécialiste de Barthes moi-même, je ne suis pas un fan inconditionnel de la chanson de Roland. Mais traquer les «erreurs» des intellectuels, jeu auquel Onfray se livre avec une complaisance médiocre, est une fausse piste. Qui ne commet de fautes ? Pourquoi les professionnels de la pensée échapperaient-ils à la bêtise ? Faire métier de savoir, c’est rencontrer à chaque instant le non-savoir et l’ignorance, de même qu’un policier côtoie journellement le crime, et qu’un fil sépare un créateur de mode du démodé qui le menace. Foucault n’a rien vu de la révolution iranienne ; ça n’invalide pas ses analyses du pouvoir. Rousseau a abandonné ses enfants ; ça n’enlève rien à son traité d’éducation.

Onfray est un mélange de populisme et de ressentiment aux antipodes de l’hédonisme dont il se réclame.

via www.liberation.fr

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