Depuis le début des années 90, la pensée philosophante est sortie de son cadre universitaire, pour, via les cafés-philo, devenir une possibilité, populaire. Pour se tenir au milieu de ces deux espaces, un Michel Onfray a pu concevoir et mettre en place, grâce à des amis, dont des politiques, des « Universités Populaires », dans lesquelles, quand il officiait, il pouvait monologuer à loisir, d’une manière bien pire que dans toute Université dans laquelle le dialogue reste un principe. Mais le label, « philosophie », Onfray s’en est aussi servi dans l’édition, en faisant en sorte que tous ses livres soient identifiés par ce prisme, et, pour se faire, il a produit des dizaines de livres, notamment en y compilant des références, des citations, pour les commenter et distinguer « le bon grain de l’ivraie ». Il a ainsi contribué de manière décisive à faire de « la Philosophie », un marché, pour lequel les maisons d’édition ont donc décidé d’élaborer des « produits à vendre ». Tout était à vendre, tout a été vendu : les auteurs morts, vus par; un thème « personnel », afin de faire le lien entre la Philosophie et le « bien-être »; et il y avait un « public captif », les enfants. Il fallait donc trouver des flatteurs qui allaient faire le lien entre enfance et philosophie, qui allaient pouvoir décréter que « tout enfant philosophe », qu’il le sache ou non, et, dans le cas où il ne le savait pas, ils se faisaient fort de le lui faire savoir. Comme M. Jourdain qui découvrit qu’il faisait de la prose sans le savoir, des enfants apprirent qu’ils pensaient profondément sans le savoir, puisqu’ils se posaient des questions. Cette escroquerie sévit depuis des années. Certains de ses promoteurs ont même connu des carrières littéraires, et une « reconnaissance sociale », par le soutien du Ministère de l’Education Nationale – le même Ministère qui, depuis Jean-Michel Blanquer, s’est pourtant attaqué à l’enseignement de la Philosophie. Alors, « mentir » aux enfants, est-ce philosopher ?
« Faire de la Philosophie avec les enfants ». Tout part mal dès lors que vous entendez « faire de la Philosophie ». En effet, cette expression fait de « la Philosophie », une réalité, en soi et séparée, alors qu’il y a du philosopher, dès lors qu’il y a une pensée, suffisante. Les enfants sont, du point de vue de la pensée, comme du point de vue corporel, au début de la naissance et du développement de leur conscience. Mais les démagogues ont décrété que les « enfants philosophent », et, paradoxe, qu’ils sont là pour les aider à philosopher, – alors qu’ils ont pourtant affirmé une seconde auparavant que les enfants philosophent par eux-mêmes. Philosopher il y a, mais philosophie, en soi, il n’y a pas, comme si le fait de se poser des questions normales, banales, était déjà le début de, comme s’il suffisait de penser un peu et un peu originalement pour « philosopher ». Et si ce n’est pas facile pour commencer à penser philosophiquement, c’est que les adultes eux-mêmes, les parents de ces chers enfants, n’y tiennent pas eux-mêmes, font des blocages. La « popularité » de « la philosophie » est inversement proportionnelle à la pratique réelle et régulière d’une pensée critique. Et le coup de Jarnac extraordinaire est la récupération par une nouvelle sophistique de la dite « philosophie », en tant que label.
Comme tous les êtres humains, les enfants sont intellectuellement limités, et, eu égard aux adultes, ils le sont plus encore. Mais leur développement a pour objet de dé-limiter ces capacités intellectuelles, à la fois, par leurs extensions, tant en nombre qu’en profondeur, et ainsi, en rendant possible de les mesurer, de les évaluer. Tout le monde comprend qu’il n’est pas possible de requérir des enfants les mêmes démonstrations de leur intelligence, que pour des adolescents ou des adultes. Or, la pensée philosophique, philosophante, est une pensée de « haut niveau », complexe. Si, évidemment, on la réduit à « se-poser-des-questions », tout le monde « philosophe », même si nombre sont rétifs à se poser des questions. Mais elles s’imposent. Mais la pensée philosophique-philosophante articule, en effet, des questions, des questions particulières, à des recherches, tout aussi particulières, et que beaucoup n’aiment pas. Pour une part, la pensée philosophique concerne l’intelligence elle-même, ses conditions, ses éléments et ses perspectives, ce dont les enfants usent, comme les adultes. Il y a, à minima, une mise en perspective, par miroir, de cette intelligence, afin de connaître et comprendre la conscience. Or, aborder de telles questions avec les enfants n’est pas facile. Et les tenants, à tout prix, de la « philosophie avec les enfants » ne démontrent pas par leurs productions qu’ils ont travaillé sur ces sujets, préférant se réfugier dans la facilité des « questions » et du « dialogue », démagogiques – comme tu es intelligent !
En outre, une des caractéristiques de la pensée philosophique est d’ouvrir un chemin sans connaître à l’avance le terme du chemin, intellectuel, à parcourir. Or, en fonction du chemin, le terme, les conclusions, peuvent être déroutants, problématiques, difficiles, pas « socialement/politiquement » corrects. Et ce n’est pas ce que les adultes veulent. Ils sont dés lors très contents de pouvoir trouver un démagogue assurer et les assurer, de faire, avec les enfants, « de la Philosophie », pour en fait, faire de la morale laïque (cf le cas de Frédéric Lenoir).
Il y a trois ans, l’émission « Les Maternelles » titrait l’une de ses émissions : « Philosopher : un jeu d’enfants ». On pourrait paraphraser ce titre, avec : Mentir, une spécialité des adultes.