Les 500 ans du ghetto de Venise (premier du nom) mettent l’Europe en demeure – Médiapart

Son nom est passé entre les mailles de la mémoire collective européenne : Zaccaria Dolfin. Cet aristocrate de la Sérénissime appartenait au Consiglio dei Pregadi : le Conseil des Priés (des priés de donner leur avis au doge) ; autrement dit le Sénat, dont les membres portaient robe rouge. Le 20 mars 1516, le sénateur Zaccaria Dolfin réclame à ses pairs de rassembler les juifs de Venise (environ 500 personnes : 0,5 % de la population) au nord de la ville, dans le sestiere (quartier) de Cannareggio – le Ghetto Nuovo.

Le projet de Zaccaria Dolfin est adopté le 29 mars 1516, voilà exactement 500 ans, par un décret du Sénat ainsi rédigé : « Les Juifs habiteront tous regroupés dans l’ensemble de la maison sis en ghetto près de San Girolamo ; et, afin qu’ils ne circulent pas toute la nuit, nous décrétons que du côté du vieux ghetto où se trouve un petit pont, et pareillement de l’autre côté du pont, seront mises en place deux portes, lesquelles seront ouvertes à l’aube et fermées à minuit par quatre gardiens engagés à cet effet et appointés par les Juifs eux-mêmes au prix que notre collège estimera convenable. » La mesure est annoncée en place publique le 1er avril 1516.

L’idée était dans l’air du temps. Des prédicateurs franciscains stigmatisaient la « perfidie hébraïque » devant les foules assemblées sur les campi. Et en mars 1515, un an avant Zaccaria Dolfin, son collègue Emo Zorzi avait déjà proposé au Sénat d’exiler les juifs sur la Giudecca – contrairement à une idée répandue, cette île ne doit pas son nom aux juifs mais à la déformation du vénitien Zudegà (jugé), qui en faisait un lieu de bannissement depuis le IXe siècle.

En 1516, à Venise, prend ainsi fin une certaine ambivalence européenne. On allait passer d’un isolement consenti des populations juives – qui se rassemblaient pour des raisons religieuses et pratiques (les « juiveries » des grandes villes) –, à une ségrégation sans merci. La précarité s'imposait à eux dans le monde chrétien, en particulier depuis le troisième (1179) et surtout le quatrième (1215) concile de Latran, qui avaient prôné une séparation des juifs d’avec le reste de la société. D’où leur bannissement en série : expulsions d’Angleterre et de France (XIIIe et XIVe siècles), des villes et des principautés allemandes (XVe siècle), avec pour points d’orgue la mise au ban de l’Espagne et du royaume de Sicile (1492), puis du Portugal (1497) et enfin du royaume de Naples (1511).

La cité des doges, qui vivait sous la menace du Turc et parfois du Germain, avait certes pour tradition de ventiler spatialement les habitants en fonction de leur origine. Mais les juifs étaient victimes de tracasseries, de représailles et de violences particulières. Ils trouvaient refuge à Mestre, dès que leur droit à résider au sein de la Sérénissime était remis en question pour des raisons religieuses ou économiques. Un premier sauf-conduit (condotta) leur avait été délivré à la fin du XIVe siècle, cependant renégocié tous les cinq ou dix ans et assujetti d’une lourde taxe.

Les juifs concentraient sur eux les fureurs : théologiques (peuple déicide prompt à corrompre les chrétiens), comme géopolitiques (engeance errante soupçonnée d’agir tel un cheval de Troie au service de la puissance menaçante du moment). En cette époque de mutations qui voyaient mourir le Moyen-Âge et naître les Temps modernes, Venise, en pleine « mondialisation », se méfiait comme de la peste de certains « flux migratoires » qu’incarnaient alors, au premier chef, les juifs.

Ceux-ci avaient été, en 1496, officiellement astreints à porter un couvre-chef jaune qui les rendît visible au premier regard. Ils n’étaient pas à l’abri d’homicides légaux, aux allures de petits pogroms officiels et encadrés : trois furent brûlés vifs en 1480 et un autre lapidé en 1506, accusés – un classique – de meurtre rituel.

Certes, l’hostilité de Venise et de son patriarcat s’exerçait à l’encontre du monde orthodoxe ou des idées luthériennes naissantes, mais les juifs demeuraient les premiers visés, pour se livrer à « tant de manquements aussi détestables et aussi abominables », selon les termes du décret sénatorial du 29 mars 1516.

© Mediapart

Voilà donc les juifs installés dans le Ghetto Nuovo, où toutes les habitations sont évacuées. Les nouveaux occupants de cet îlot insalubre doivent s’acquitter d’un loyer majoré d’un tiers par rapport aux prix que payaient les chrétiens (une façon de dédommager les propriétaires ainsi priés de changer presto de locataires). Un couvre-feu est imposé. Deux grands murs allaient clore une telle enceinte dévolue aux juifs. Toutes les sorties allaient être obstruées, les portes et les fenêtres murées. Quatre gardiens allaient veiller sur les deux seules portes. Des barques allaient patrouiller dans les canaux. Toute cette surveillance serait aux frais des surveillés…

Dans son Histoire du ghetto de Venise (rééditée chez Tallandier), Riccardo Calimani écrit : « Un sombre pessimisme l’emportait, les prédicateurs franciscains répétaient depuis des mois aux Vénitiens qu’il leur fallait racheter leurs péchés et mériter à nouveau la grâce divine s’ils voulaient que la République puisse survivre. Et, de tous les péchés, le plus grave était bien sûr celui d’avoir fait venir les Juifs à Venise et de leur avoir accordé une totale liberté. Le Ghetto remplissait ainsi pour les Vénitiens une fonction expiatoire ; on pourrait en quelque sorte affirmer qu’il s’agissait là d’une requête d’indulgence… »

Comme pour le mot Giudecca, ghetto connaît des surinterprétations étymologiques. Le terme n’a rien à voir avec la racine hébraïque guet signifiant séparation ou divorce. Il s’agit d’un tout autre rejet. En vénitien, getto, ou gheto, désignait les déchets produits par les fonderies de canons (bombardes pour les puristes).

En 1516, l'exclusion, l'éviction, les restrictions imposées

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