Il est de notoriété publique que J.R.R. Tolkien a récusé l’interprétation « allégorique » de son livre, à partir des faits de la Seconde Guerre Mondiale. Par contre, il a affirmé dans une lettre qu’il s’agit là d’une oeuvre « fondamentalement religieuse et catholique ». Mais l’herméneutique est fondée sur la contestation que le « démiurge » littéraire soit le maître de tout, et, en sus de ses intentions, des significations, autant explicites qu’implicites. Une oeuvre peut, pour son auteur, avoir un sens, plusieurs sens, volontaires, certains, uniques et l’herméneutique, menée par des personnes différentes de lui, sans rapport aussi affectif, personnel, avec l’oeuvre, peut établir qu’il y a d’autres significations, d’autres logiques, ignorées par l’auteur. C’est une telle hypothèse que nous soumettons ici, à propos de cette oeuvre, dont les échos ne cessent de se prolonger, avec la re-production cinématographique au début des années 2000 sous la houlette de Peter Jackson, puis avec la nouvelle série diffusée depuis quelques jours sur le site de streaming d’Amazon (Prime Video). Et il faut commencer par le manichéisme, structurel, de l’oeuvre, « fondamentalement religieuse et catholique », qui transpose sous d’autres noms, le Bien (résumée là à la Lumière), et le Mal (avec son représentant terrestre le plus connu et déterminant, Sauron).
Hélas, des personnes « bien intentionnées » ignorent que le manichéisme, contrairement à ce qu’elles affirment ici ou là, a toujours été le cadre de pensée des êtres humains, puisque, dans l’Antiquité, égyptienne, grecque, romaine, il n’existe pas. Pour ces êtres humains, le Mal, en tant que Substance, unifiée et séparée, n’existe pas. Les consciences qui font des raccourcis en déduisent alors que, si le Mal n’existait pas, c’est que pour ces autres consciences, les maux n’existaient pas. Cette « évidence », affirmation, repose sur une confusion entre ceux-ci, les maux, et le Mal, comme si les uns ne pouvaient exister sans l’autre. Et pourtant, les premiers et véritables « monothéismes » ont proposé (et proposent encore pour les rares qui existent aujourd’hui), une représentation où seul le Bien, « Dieu » existe, sans contradiction (ces monothéistes s’appellent, Yezidis, Sikhs, et quelques chrétiens et musulmans, qui ne font pas de bruit). Pour le Christianisme, ces premiers siècles furent non manichéens : le Diable, Satan, n’était pas un sujet, de pensée, d’inquiétude, de mobilisation. C’est après l’an mil que la situation a changé : si, officiellement, l’Eglise Catholique continuait de dénoncer l’hérésie manichéenne, celle-ci prit une telle puissance qu’elle s’est emparée de l’Eglise, à son corps « défendant » (ou pas). L’oeuvre de Dante, « La divine comédie » a joué un rôle fondamental, inouï, avec les représentations de l’Enfer, et l’introduction du « purgatoire ». La conversion manichéenne de l’Eglise s’est confirmée et amplifiée avec l’Inquisition. La traque des hérétiques a conduit à des hécatombes, tant sur des cibles explicites (sorcières, serviteurs de Satan), que sur et contre des cibles secondaires (les habitants du Nouveau Monde). Ecrire une oeuvre manichéenne n’est donc pas une action anodine, sans présupposés ni conséquences. Dans un monde comme celui du 20ème siècle et depuis, il y a là un appui sur une superstructure narrative qui a d’emblée ses fascinés et ses fans, puisque « le service du Bien contre le Mal » motive la plupart. Le spectateur cinématographique est lui-même un engagé, « volontaire », et involontaire, quoiqu’il fasse. S’il est possible de concéder à J.R.R. Tolkien qu’il a donc créée une oeuvre « catholique », en raison de ce qu’est devenu le catholicisme, notamment après l’an mil, il est possible de lui contester qu’il ait écrit une oeuvre « religieuse », si, par exemple, notre critère de référence est le vrai monothéisme (ou le polythéisme), que le manichéisme contredit radicalement (cf les éléments et les raisons de la différenciation). MAIS si on se place au sein même de notre propre univers mental défini par le manichéisme depuis des siècles, alors il n’est pas possible de contester à J.R.R. Tolkien qu’il ait écrit une oeuvre « religieuse », une allégorie apologétique.
Ci-dessous, une vidéo réalisée par un prêtre catholique qui reprend à son compte les affirmations de J.R.R. Tolkien et fait de la « religion catholique » la « clé de l’oeuvre ». Ben voyons…
Or, cette oeuvre, a été écrite pendant plusieurs années, avant, pendant, et après la Seconde Guerre Mondiale. S’il a reconnu avoir été sans doute influencé par « la noirceur » de ces années-là, il a donc nié la valeur d’une comparaison entre son oeuvre et la Seconde Guerre Mondiale. Mais comme expliqué au début, un auteur est dépassé par les significations intégrées à son oeuvre dont il n’est pas le créateur, le gérant, dans la mesure où elles sont collectives et liées à des faits collectifs. Comme le fait de ranger l’anneau dans la maison, ne suffit pas à évacuer la menace qui pèse sur Frodon, comme le lui explique le magicien Gandalf. « N’y pensons plus » : hélas, il faut y penser. Mais alors, pour cette phase historique si déterminante, dans tant de dimensions, qu’elle ridiculise le hochet du Point Godwin invoqué magiquement par quelques inconscients ou par quelques très conscients pour interdire de faire référence à cette phase, qu’est-ce que serait l’anneau ? Sauron ? Les Hobbits ? les Elfes ? Etc. Avec cette guerre, il y a eu une bataille de Titans entre deux manichéismes : le manichéisme nazi et le manichéisme communiste. Ils ne sont pas des copies inversées, l’un de l’autre. Le manichéisme nazi, inquisitorial, d’inspiration chrétienne (en son temps, Luther a écrit contre les Juifs des phrases impossibles à passer sous silence), a fait d’une communauté, les Allemands-aryens, LA communauté, de laquelle toute différence constituait une déviation, une « hérésie biologique », qu’il fallait ou soumettre ou détruire. Le fait d’inclure les Allemands dans un groupe plus large, les Aryens, permettait de dépasser les limites étroites de cette communauté, en créant une mini-Internationale, des « biens nés ». En face, le manichéisme communiste, reposait sur un « anneau », proposait une alliance de tous les peuples, y compris les Allemands eux-mêmes (dont Marx, la référence, était issu), pour les unir tous : l’Internationale du genre humain. Cet « anneau », l’Internationale, les communistes n’en étaient pas les créateurs, dans l’absolu (les premiers) : l’Eglise catholique en avait assuré la promotion, puis son relais politique en Europe, la noblesse européenne, dont les familles étaient toutes catholiques (avant le schisme protestant), liées les unes aux autres par des mariages. Mais à la fin du 19ème et au début du 20ème, cet « anneau », les communistes le prirent à leur compte, ce qui donna à leurs partis, un dynamisme révolutionnaire, susceptible de faire disparaître le manichéisme historique, avec ses constructions nationales, dans l’ensemble du monde conquis par les Européens. La « renaissance » de Sauron menace de subversion l’ensemble des territoires indépendants, habités par les hommes, les Hobbits. Or, c’est d’un Hobbit, c’est-à-dire pour Sauron-Hitler, un… « sous-homme », que la « communauté de l’anneau » (qui rassemble des êtres différents, fraternellement), va se constituer contre lui, et va l’attaquer, en ciblant le coeur de ses pouvoirs, l’anneau lui-même – sa fausse Internationale. Cette interprétation sera contestée, par exemple, par celles et ceux qui veulent voir dans les Formes de « la Terre du Milieu », des modèles à comparer à des peuples, ethnies – et, dans ce cas, demanderont-ils, qui sont les Elfes ? Un, il n’existe pas d’Immortels, deux, les nazis ont fait l’éloge de ces humains, grands, blonds, aux yeux bleus, « supérieurs » – eux-mêmes. Mais les Elfes ne représentent pas des humains « ethniques », mais des humains qui sont vraiment… « nobles », c’est-à-dire dont la grandeur intellectuelle et morale est telle qu’elle ne se compare pas à d’autres ET qu’elle ne méprise pas ce qui est plus petit qu’elle. Face à l’uniformité ténébreuse de Sauron et de ses serviteurs, la communauté de l’Anneau rassemble cette diversité de la Terre du Milieu, via une fraternité, de fait et de combats. La communauté fait un « communisme » : que la Terre du Milieu, certes, habitée par des êtres divers, sur des territoires divers, appartient à tous, et n’est pas privatisée, et surtout pas détruite. Il en allait de son existence même, comme de l’existence de tous ces êtres. Et c’est bien ce que fut l’un des enjeux de cette Seconde Guerre Mondiale : l’existence de tous les peuples, y compris des Juifs qui pouvaient être sauvés, ou leur disparition pour leur « grand remplacement » par les Aryens, lesquels auraient conservé quelques esclaves pour les servir.
Une analyse de l’oeuvre.