Dans le cadre d’une controverse avec Marcel Gauchet sur le thème «communisme et démocratie», j’ai utilisé, au service d’une argumentation complexe, certaines caractéristiques de la Révolution culturelle chinoise. Il n’en fallait pas plus pour que Laurent Joffrin abandonne un instant le labeur qui sans nul doute l’occupe à plein temps – le licenciement soft de près de cent employés du journal Libération – pour rendre son verdict : Badiou n’est qu’un dinosaure congelé.
La méthode de Joffrin pour démontrer ma congélation est simple et expéditive : la seule expression «Révolution culturelle» suscite en lui la jaculation numérique «sept cent mille morts», accompagnée d’un horrifique détail – vrai – portant sur la façon dont un intellectuel reconnu a été malmené par des gardes rouges.
Peut-être Joffrin n’a-t-il pas assez médité la sentence que je formule dans le texte qu’il incrimine, à savoir que le dénombrement des morts est le degré zéro de l’analyse politique. Imaginons que dans le cours d’une discussion politique sur la démocratie, quelqu’un argumente à partir d’épisodes importants de la Révolution française. Joffrin va-t-il alors couper court en disant : «La Révolution française ? 200 000 morts et la décapitation barbare du grand poète André Chénier !» ? Non, il ne le fera pas, parce qu’il sait quelques petites choses sur la Révolution française et son rôle fondamental dans le devenir des démocraties modernes. Tout le point est donc qu’il ne sait rien, et ne veut rien savoir, sur la Révolution culturelle, et son rôle non moins fondamental dans le devenir du communisme moderne. Il ne sait même pas qui tuait qui, dans quel contexte et pourquoi. Or, la question du communisme politique est bien plus moderne que la question de la démocratie libérale, épuisée dans son principe dès les années 1840 (1), et les leçons de la Révolution culturelle, y compris les leçons de son échec, bien plus ajustées aux problèmes contemporains – l’ensauvagement capitaliste, les inégalités revenues à leur niveau d’avant la guerre de 1914, l’abrutissant déploiement de la division du travail, le démantèlement et/ou la privatisation de tout ce qui s’ordonnait à l’intérêt général, sans oublier la frappante stagnation de l’invention politique – que ne peuvent l’être les leçons, si importantes demeurent-elles, de la Révolution française. A cet égard, Joffrin est certainement plus vieillot, démodé et inutile que je ne le suis.
C’est la raison pour laquelle il ne sait qu’asséner des chiffres auxquels il accroche, pour faire bonne mesure et enfoncer définitivement ses lecteurs dans la nuit de l’ignorance, la pancarte d’infamie portative «folies totalitaires».
Eh bien, puisqu’il y tient, comptons. La guerre de 1914, n’est-ce pas, c’est la France, l’Angleterre, l’Allemagne ? Des puissances occidentales, civilisées, déjà parfaitement installées dans la démocratie moderne, élections libres, parlements, syndicats, partis, y compris de solides partis sociaux-démocrates, non ? Et une presse libre. En tout cas bien aussi libre que ne l’est Joffrin au regard de ses redoutables actionnaires… donc, rien de totalitaire. Par ailleurs, tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dire que cette guerre est faite pour rien, pour absolument rien, sinon une sorte de suicide sanglant dont l’Europe ne s’est pas encore complètement remise. Joffrin aurait-il trouvé un sens politique profond et intéressant à la guerre de 1914 ? Je ne le crois pas.
Or en France, cette guerre a fait quelque chose comme un million quatre cent mille morts, une masse colossale de jeunes hommes jetés dans la boue et le feu, endurant un supplice de quatre ans, traités comme de la chair à canon, mourant démembrés, mélangés à la terre, titubant entre des offensives stupides et des reculs en débandade. La seule guerre de 1914 (et il y a eu
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