« J’ai voulu écrire un roman-monde » : l’ambition littéraire des Prépondérants est énoncée dès le début de l’entretien qu’Hédi Kaddour accorde à Mediapart (voir la vidéo en fin d'article). Saisir une époque – le début des années 1920 – dans un récit qui tienne de la fresque et de la saga, emporter le lecteur dans un tourbillon de passions, le conduire de l’Afrique du Nord à l’Europe et retour, en empruntant bateau et trains. Et, sous les allures d’un grand roman classique, dynamiter un certain nombre de représentations (littéraires comme politiques). Hédi Kaddour a le sens de la formule : « Si on s’amusait à résumer Les Prépondérants, ce serait l’irruption de Gatsby le magnifique dans l’univers des frères Tharaud » – soit Hollywood débarquant dans un protectorat français du Maghreb pour y tourner un film, Le Guerrier des sables, provoquant un séisme dans un univers colonial fonctionnant jusque-là en vase clos, un séisme et ses répliques. Avec l'arrivée des Américains à Nahbès, « voilà un triangle qui devient de la dynamite, si vous me permettez ce mélange de métaphores », comme le déclare Ganthier, l'un des colons français.
Domaine colonial de la France, carte d'époque, DR
Tout commence donc à Nahbès, ville « double, posée sur un plateau en bord de mer et coupée en deux par un lit d’oued très raviné, perpendiculaire au rivage, ville n’ayant pendant des siècles occupé que la partie droite de l’oued, la rive gauche ayant ensuite été choisie exclusivement par les colonisateurs français, deux villes bien distinctes, les remparts, la mosquée et les souks d’un côté, la poste, la gare, l’hôpital, l’avenue Jules-Ferry de l’autre, une ville indigène et une ville européenne isolables l’une de l’autre en un instant, en cas de troubles, par une compagnie de tirailleurs sénégalais qu’on installait dans le ravin sur l’unique pont reliant les deux parties, ville double et fière de ce qu’on appelait son harmonieuse réalité ».
À ce lieu double correspond une temporalité scindée : les années 1920, suspendues entre deux guerres mondiales, la boucherie de la première, les prémisses de la seconde qui se prépare, avec l’Allemagne humiliée, étranglée par le remboursement de la dette de guerre, la montée des nationalismes et fascismes. Mais le cercle des colons de Nahbès vit dans une France fantasmée éternelle et immuable. « Mme Doly leur expliquait ce que voulait dire le mot “Prépondérants”, c’est très simple, nous sommes beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes, nous pesons beaucoup plus, donc nous avons le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents, et nous nous groupons pour le faire du mieux possible ». “Prépondérants”, le mot dit le colonialisme sûr de son bien-fondé, de sa vision des choses et des êtres, des hiérarchies qu'elle impose – mais aussi l’aveuglement d’un monde voué à disparaître.
Les “donc” et “car” des “Prépondérants” scandent une logique qui n’est ni celle de l’Histoire ni celle du roman : l’arrivée des Américains, avec leurs mœurs, leur langue et leurs caméras, déséquilibre la dualité depuis longtemps établie dans le protectorat. Tout change, les jupes raccourcissent, on voit des femmes conduire et s’installer seules aux terrasses des cafés (« la guerre n’avait pas fini de détruire le monde
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