« Civilizations » de Laurent Binet : des Actions Littéraires pour réformer l’Europe – le cadeau de l’Inca

S’il est entendu que «Civilizations» est la narration d’une Uchronie, l’histoire d’une autre Histoire, l’ouvrage ne se réduit pas à ce «et si», et à l’imagination du domino des conséquences. En renversant ce qui aura été le cours de l’Histoire, Laurent Binet parle de l’Europe, sur, pour, contre, «l’Europe». Quand certains entendent sortir de l’UE/Europe par un Brexit ou un Frexit, Laurent Binet fait aussi sortir l’Europe, par son intégration/disparition dans un Empire Inca, solaire. Et, de cette intégration/disparition, Laurent Binet la justifie par et pour une logique philosophique, une Théologie, et pour… «les Droits de l’Homme» – même si l’expression n’est pas utilisée dans l’ouvrage. De ce que fut l’Histoire, la «conquête des Amériques», une récente série diffusée par Arte montrait et démontrait ce que furent les peuples avant, pendant et après la colonisation européenne, dont le véritable nom est le génocide amérindien, puisque, comme le rappelle un des épisodes de cette série, quelques années après l’arrivée des Conquistadors, 90 % des 100 millions d’Amérindiens des Amériques, du Sud et Centrale, avaient disparu, avant que les autres colons imitent ceux-ci dans les trois siècles suivants en Amérique du Nord. Si Gines de Sepulveda a pu, dans la controverse théologique dite de Valladolid, user de l’hécatombe des peuples, principalement assassinés par des épidémies (en Amérique du Nord, les colons européens utiliseront cette même arme criminelle contre les Native People) ou par des massacres militaires, ou par l’esclavage brutal jusqu’à la mort, en affirmant que cette mise à mort était la preuve que «Dieu est avec nous», le fait est que la colonisation européenne fut facilitée par un coup du sort tragique et terrible qui transforma des cités vivantes et brillantes en zones fantômes, ruines bientôt recouvertes par la végétation ou rasées par les hystériques, fanatiques, Hispaniques, «au service de Dieu». Avec «Civilizations», Laurent Binet entend faire travailler au corps, via les Incas ressuscités, ces Européens du 16e siècle, dont l’Europe actuelle reste fondamentalement, quoique nous en ayons, l’héritière tragique. C’est que c’est bien dans cette Europe d’aujourd’hui que l’Autre humain continue d’être, mis en cause, vilipendé, jeté à la rue, expulsé, qu’il s’agisse des humains qui traversent la Méditerranée et qui sont réduits à être des «migrants», des humains qui habitent les cités européennes et qui, en raison de leur foi, sont réduits à être des musulmans, jusqu’à l’équation musulmans=terroristes. Avec «Civilizations», l’Uchronie en tant qu’autre histoire de l’Histoire, n’est pas simplement l’imitation du cours de l’Histoire, avec ce qui serait des Conquistadors Incas. Si l’ouvrage mérite de s’intituler «Civilizations», au pluriel, c’est que Laurent Binet se plaît à peindre des êtres civilisés, au sens premier et fondamental du terme, et des êtres respectueux des identités, plurielles, avec une Civilization-empire, capable d’additionner plusieurs civilisations, sans les détruire. Si les conquérants Incas sont, eux aussi, principalement, des soldats, des hommes armés, il va de soi qu’ils savent, aussi, tuer, jusqu’à des exécutions impressionnantes, comme pour le fameux Sepulveda dont on peut dire qu’ils ont eu la peau… Et pour mettre au pas ces Européens, il faut bien qu’ils soient des hommes armés qui agissent. Aussi, ils agissent. Et, en découvrant cette Europe, ces Européens, de Machiavel à Érasme, de Luther à Charles Quint, plusieurs actions des Incas sont des actions… littéraires : le discours d’un jeune roi, placé sous la tutelle d’Atahualpa, par lequel l’Inquisition est dissoute, et l’Espagne dotée d’un Ministère des Cultes (!), un «édit de Séville» par lequel la liberté de conscience, de la foi, est promulguée, les 95 thèses du Soleil, texte fondamental de cette véritable «Réforme» européenne qui tient autant de la cosmologie (c’est bien la Terre qui tourne autour de son Père le Soleil), que de la théologie, en passant par les fondements du droit (l’interdiction de la privatisation des terres), la critique radicale du catholicisme. Ces étranges étrangers inconnus offrent ainsi aux Européens la véritable tolérance (en remontant à la racine du sectarisme fanatique, le Manichéisme, dont nous avons démontré qu’il est confondu, à tort, avec le monothéisme, et que les organisations manichéennes ne sont pas, nécessairement, monothéistes, qu’elles sont dévorées par leur imagination et folie du «Mal»), une véritable fin de la féodalité avec une paysannerie libérée. Autre action littéraire, au sein même du récit : les lettres entre Érasme et Thomas More. Les deux penseurs prennent la mesure de ce qui advient et Érasme salue la réalisation politique de l’Humanisme. L’ordre noir, l’Inquisition, disparaît (alors qu’il est toujours à l’oeuvre, au fond), le culte universel du Soleil reprend sa place. Avec «Civilizations», Laurent Binet nous offre d’assister à une véritable Renaissance, en nous invitant à nous y atteler. C’est donc un ouvrage absolument révolutionnaire parce qu’il met en cause l’Europe en tant que système pratique des contradictions (ce qui fait de Hegel la voix, tant négativement que positivement, de l’Europe) par lequel l’Humanisme proclamé allié à la science de la vérité (de la foi) autorise et soutient le génocide, la «tolérance» est «intolérance», les «Droits de l’Homme» servent l’esclavage (lui-même justifié par un «Code noir» français) et le mépris des individus et des peuples «sauvages» (comme l’ouvrage de Thierry Galibert, «La sauvagerie» l’explique, cf les trois notes antérieures). A des années lumière de particules élémentaires dont l’absence de lien signale le vide de toute conscience, Laurent Binet parvient dans «Civilizations» à faire histoire, avec une œuvre littéraire : à proposer un récit historique fascinant, et à faire une action historique, en faveur de cette véritable Renaissance, prophétisée mais encore difficilement perceptible, palpable. C’est pourquoi cette première note sera suivie d’une seconde, afin d’approfondir les perspectives énoncées ci-avant.

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