Une note antérieure a posé le cadre de cette réflexion. A savoir que Socrate reste, largement, un inconnu, dans la mesure où nous ne savons pas comment il est devenu cet homme si particulier. Mais l’étrangeté ne se limite pas à ce « deviens ce que tu es », nietzschéen, mais que, avec ce qu’il est devenu, Socrate a été un homme-problématique, un homme qui a posé des questions-problèmes à ses amis, aux autres citoyens, au point de devenir un homme… problématique. Un homme que la communauté à laquelle il a consacré sa vie a décidé d’accepter de juger, par l’intermédiaire d’un procès public, puis de condamner à mort. Comme s’il était la démonstration qu’il faut se moquer totalement du sort de toutes les communautés humaines, parce qu’elles sont capables de prendre des décisions absurdes, criminelles, « au nom de la Justice ». Mais la condamnation à mort de Socrate n’est que le terme ultime d’une suite de mauvaises décisions, dont Socrate a été le contemporain, la conscience réfléchie et la critique. 2500 ans plus tard, il est fréquent d’entendre des consciences faire l’éloge de « la Philosophie », comme un certain Jean-Michel Blanquer, alors Ministre de l’Education Nationale. Pourtant, outre que, sous sa férule, l’enseignement de la Philosophie a été attaqué, pour être affaibli, notamment avec une épreuve du baccalauréat, ridiculisée par un maintien en juin alors que tout est déjà joué avant juin pour les lycées qui subissent ParcoursSup, son Ministère a abandonné Samuel Paty, alors qu’il était mis en cause publiquement sur les mêmes motifs qui ont conduit à l’incrimination de Socrate et à sa condamnation. Si, pour lui, celle-ci fut la conséquence d’une décision d’un jury, là, contre Samuel Paty, un assassin a prétendu avoir mené le procès, être le juge, et le bourreau. Or, nous savons que la sécurité de Samuel Paty a été quasi nulle, notamment parce que le Ministère Blanquer lui a refusé la protection d’une équipe mobile de sécurité. La famille a d’ailleurs posé plusieurs plaintes, dont nous n’avons, à ce jour, aucune connaissance quant à l’évaluation judiciaire de. L’assassinat de Samuel Paty a été instrumentalisé par celles et ceux qui ont décidé de ne pas le protéger. Mais si Samuel Paty a été assassiné pour les mêmes motifs que Socrate, il n’était pas un Socrate volontaire : il le fut à son corps défendant. Si cette tragédie est « connue », l’affaire, vécue et subie par Jean-François Chazerans l’est beaucoup moins. Il faut dire que là, l’Etat, est en cause dans les attaques subies par ce professeur de Philosophie. Le livre « Cafés Philo en France… » revient en détail sur cette affaire.

Alors, aujourd’hui, est-ce que Socrate serait honoré, ou, encore, attaqué ? Les incriminations concernent le rapport au Sacré (l’existence des Dieux, de nouvelles Divinités en substitution aux Dieux de la Cité, autrement dit, des « blasphèmes »), et la « corruption » des jeunes, le fait de les inciter à adopter un rapport critique envers leurs pères, leurs familles). On pourrait penser qu’il est difficile, voire, impossible, de comparer en raison de la spécificité culturelle (le polythéisme, les Dieux), dans la motivation de l’action judiciaire. Mais c’est le « fait sacré » qui est ici en cause. Or la France, la République, toute « laïque » qu’elle prétend être, a son propre Sacré, exprimé par les limites de ce qu’il est possible de dire, exprimé également par ses actes publics solennels. Et la particularité, c’est que le promoteur de ce syncrétisme « sacré », se pose lui-même en tant que « fait sacré », dont il est impossible d’interroger le bien-fondé, à travers, par exemple, les actions, ordonnées par ordres hiérarchiques, de ses représentants, comme de ses militaires. C’est précisément dans ce talon d’Achille que Jean-François Chazerans a osé toucher, et la réponse de l’Etat a été à la hauteur de cette interrogation critique. Il fut accusé d’apologie de terrorisme : l’Etat a souhaité que ce professeur soit poursuivi pour. Mais l’institution judiciaire a dû y renoncer, par rigueur juridique, mais aussi, sans doute, par la crainte d’ouvrir une boite de Pandore. Si ce professeur a échappé aux pires sanctions, son Ministère, l’Education Nationale, a imposé une sanction, par un déplacement d’office, contre lequel ce professeur a juridiquement bataillé, en vain, en subissant, là aussi, des coups judiciaires inouïs, des violations du droit par le droit. Autrement dit : si, du temps de Socrate, sa propre communauté, l’Athènes à laquelle il avait consacré sa vie, a fait le choix de l’attaquer, publiquement, clairement, les cas de Samuel Paty et de Jean-François Chazerans démontrent que, contre la logique socratique, il y a une alliance objective entre l’Etat et des individus isolés, pour attaquer la liberté de penser, EN ACTE, plus exactement, le devoir de penser, en acte. Et l’absence de tout soutien corporatiste explicite, par une plaidoirie claire, inspirée par ce principe, a contribué à entériner la prétention de cet Etat à disposer d’un Droit spécial pour attaquer celles et ceux qui oseraient interroger le bien-fondé de sa « Raison », même, « Raison d’Etat ». Parce que ce que Jean-François Chazerans a osé interroger concernait aussi, après le massacre de Charlie-Hebdo, le « droit de tuer », par l’intermédiaire de « soldats ». Il s’agissait et il s’agit d’une question absolument légitime. L’Etat y a répondu par la violence, en affirmant que cette question n’est pas légitime ET légale. Heureusement, l’institution judiciaire a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité d’en mettre en cause la légalité, sous le couvert d’une accusation infamante, « l’apologie de terrorisme ». Transposé dans notre temps, il faut, hélas, conclure qu’il y aurait une très grande probabilité que Socrate soit à nouveau condamné, parce qu’il l’est, déjà, factuellement. Nous vivons dans un monde, un temps, anti-socratique, au possible.
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