Le dialogue n’implique pas qu’il y ait moins deux personnes. Individuellement, nous sommes dans une telle logique dans la mesure où notre Moi n’est pas un bloc monolithique, mais nécessairement divisé entre le moi intime et le moi public, structuré par la relation à l’Autre, qu’il soit un autre que soi ou que ce soit notre Je qui est autre que nous. Et c’est dans la première pensée philosophique historique que le dialogue est invoqué pour définir la « psyché » : ce qui la définit, la structure, c’est le fait qu’elle parle parce qu’elle se parle. Nous avons tous l’expérience de ces étranges êtres humains qui font remarquer parfois à d’autres qu’ils « se parlent tout seul », ce qui constitue la définition même de la vie intérieure. La question qu’une telle interpellation suscite légitimement est : mais vous, vous ne voulez parler pas à vous-même ? Et cela, c’est très inquiétant. Parce que, en effet, il est possible de « tuer » la parole à l’intérieur de Soi, de l’écraser, de lui intimer silence, ce qui advient dès lors que des personnes veulent tuer, limiter, handicaper, faire souffrir, un autre être humain, sans le tuer physiquement. Mais si une telle violence parvient à ses fins, la « renaissance » du Soi reste toujours possible, parce qu’il suffit de… parler, se parler, et c’est la première des libertés humaines, traduite de manière abstraite et spécifique dans la formule de la « liberté d’expression ». Parce que celle-ci est concernée par la relation aux autres, l’espace public, les pressions sur et contre « la liberté d’expression », alors qu’il s’agit là d’une liberté de la parole, par, dans soi-même. Si les produits sont finis, les êtres humains ne le sont jamais : nés, adultes, à l’agonie, ils ne peuvent jamais être accomplis, complets, parce que, fondés dans une parole qui s’institue dans un rapport à elle-même, dans une différenciation entre soi et la parole, ils ne sont, à chaque instant, qu’une partie d’eux-mêmes, un « Soi » qui à la fois se manifeste et n’a aucune solidité définitive – ce à quoi les puissants tiennent par-dessus tout à nier cette négation, par exemple, par des mausolées. Chaque être humain est donc intimement lié aux autres, et ce fait-principe, ontologique, ruine la prétention d’une Ayn Rand à avoir pu élaborer une pensée-philosophie de « l’égo/égoïsme ». Pour la contredire radicalement, on peut même dire que nous sommes intimement liés, biologiquement, psychologiquement, culturellement, intellectuellement, à TOUTE l’Humanité, disparue et existante, autrement dit à la plus grande organisation « communiste internationale » dans laquelle les échanges fondamentaux sont entièrement gratuits. Et quoiqu’elle en ait une, son oeuvre relève d’un dialogue avec, ce cadre, cette Histoire, ces échanges, bien qu’elle en ait exprimé une explicite négation, une négation même de l’Humanité. Si des négationnismes peuvent exister pour nier des faits historiques tragiques, Ayn Rand a diffusé une pensée qui nie l’Humanité dans son être, une pensée absolument négationniste. Or son oeuvre est extrêmement influente aux Etats-Unis, où elle est considérée comme étant, majeure, parmi les plus importantes. Mais alors, comment un tel pays peut-il pouvoir être dans un « dialogue » avec les autres pays, s’il est fondé sur le principe d’une affirmation de soi définie par la négation des autres ? Actuellement, une guerre sévit en Europe. Qu’elle se termine devrait donc être un objectif prioritaire, et nous savons qu’elle prendra fin, mais, COMMENT ? Elle peut se terminer par une paix, sérieuse, positive, durable, ou elle peut se terminer par la mort des belligérants. Elle peut se terminer demain, dans un an, dans 10 ans. Elle peut se terminer par un dialogue, diplomatique, ou par la victoire d’un camp – définitive ou provisoire, en attendant une nouvelle guerre. Or, pour la terminer par un dialogue, diplomatique, nul besoin d’avoir suivi une grande école, d’engager des semaines de pré-négociation, il suffit de se relier et de se parler. Or, depuis un an, l’ONU qui est censé assurer ce rôle, est absente. Officiellement, il n’y a pas de dialogue, et on entend même que des pays non engagés (toujours officiellement) dans cette guerre s’opposent à ce qu’elle se termine bientôt. Après, il appartient aux uns et aux autres de (se) dire s’ils veulent se parler, et si oui, quand. Maintenant ? C’est la force de la parole, dans le dialogue : elle permet de se lier, immédiatement, comme dans une rencontre amoureuse.
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