Toute la difficulté de la compréhension de cette « allégorie » tient à ce que, ce qu’elle décrit dans un espace-temps large (l’espace dans lequel se situe le prisonnier, le temps pris par la production des phénomènes optiques et acoustiques), constitue une métaphore de ce qui advient dans les instants de la conscience, immédiatement, et ce parce que ce qui mène la danse, c’est ce qui introduit le mouvement des Formes, à savoir le Logos, le langage, à la fois, images et sons. Pour une conscience dont tant des conditions sont structurelles, fixes, l’évènement dans un tel cadre, c’est cette mobilité des signes, par lesquels la pensée advient. Ci-dessous, la traduction de référence est celle de Bernard Suzanne, mais l’interprétation-explication de cette allégorie, qu’il explicite dans les commentaires de sa traduction, n’est pas la même que celle qui est énoncée ici. Il appartient à chacune, chacun, de les prendre en compte, de les analyser et de se faire son propre avis.
Qu’est-ce qui est, du point de vue organique et psychique, est « Comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne » ? Bernard Suzanne précise que la formulation dans le texte grec est « hoion en katageiôi oikèsei spèlaiôdei. », à savoir quelque chose « de spèlaio-eidès, c’est-à-dire « en forme de caverne » (…) Il n’est question de « caverne (spèlaion) » proprement dite que dans la suite de la phrase, lorsqu’on dit que la lumière pénètre « sur toute la longueur de la caverne« . Deux de nos sens ont, quand l’être humain est vivant, des cavités, pour l’une occupée par un ovale, dans lequel l’organe bénéficie d’un « arrosage » permanent, l’oeil, et de l’autre, en partie vide, puisqu’elle fonctionne comme une chambre d’écho, l’oreille. Concernant la vue, la description du phénomène optique est « lumineuse », tellement la description scientifique est comparable à la description platonicienne dans cette « allégorie ». Mais Platon veut penser l’ensemble du phénomène de la conscience, et ne se focalise donc pas uniquement sur le « voir », dont on sait à quel point ce sens était pour les Grecs un modèle de « connaissance ». Le son a une importance cruciale puisque là où certains peuvent douter que, avec l’oeil, il y ait une lumière propre à la conscience, qui croise la lumière physique, nous ne sommes pas seulement récepteurs de sons, mais producteurs, avec la parole. Là encore, la description scientifique du phénomène auditif est aussi lumineuse…
L’ampleur de la signification sur les « tois thaumatopoioi« , « les faiseurs de prodiges », interpelle. Qui et comment, y-a-t-il des « prodiges » ? La plupart du temps, l’interprétation donnée à ce sens s’est réduite à son extériorisation, comme avec les « marionnettistes ». Mais la conscience est à la fois invisible et faire-visible, parce qu’elle se dédouble, par exemple entre l’image vue dans la perception et l’image « secrète », celle qui se trouve à la base de l’image vue, celle que la description scientifique place entre le fond de l’oeil et le cerveau, par des impulsions électriques, que le cerveau ordinateur « décrypte ». Par le Logos, l’Humain est un « faiseur de prodiges », à commencer dès les histoires qu’il se raconte, qui sont contées tant aux enfants comme aux adultes. Par exemple, avec l’Odyssée, Homère est un faiseur de prodiges : il fait apparaître et disparaître des Dieux, il amène Ulysse jusqu’aux « enfers » pour parler aux âmes des héros, Circé accomplit des actes magiques, etc. Ce qui est « épique » se manifeste aussi dans l’époque, avec les « miracles » attribuées par des Grecs à un Périclès, comme à un Socrate. Le Logos transporte bien « skeuè te pantodapa huperechonta tou teichiou kai andriantas kai alla zôia lithina te kai xulina kai pantoia eirgasmena« , ce que Bernard Suzanne traduit par « des ustensiles de toutes sortes (skeuè) dépassant du mur et des statues d’hommes (andriantas) et autres êtres vivants (zôia) en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles« . Dans les représentations que nous appelons « Odyssée », les mots évoquent bien des « ustensiles de toutes sortes« , un bateau, une épée, une amphore, des statues d’hommes et autres êtres vivants, des statues puisque ce ne sont pas de véritables hommes-animaux, mais des imitations sans vie, à qui nous donnons la vie par des mouvements physiques, par la parole. Quand nous entendons le récit de l’Odyssée, Platon nous dit que nous jouons avec… des « poupées », même si celles-ci sont de prédominance masculine, comme y insiste Bernard Suzanne : « Ce qui par contre diffère d’une liste à l’autre, c’est d’une part la présence dans notre liste seulement du mot andriantas (« statues d’hommes ») et d’autre part la présence dans la liste de l’analogie de la ligne seulement de phuteuton (« qui est engendré »). Andriantas est l’accusatif pluriel d’andrias, mot dérivé de anèr (génitif andros), qui, comme je l’ai déjà signalé dans la note 7, veut dire « homme », non pas, comme anthrôpos, au sens d’espèce et par opposition aux dieux ou aux animaux, mais par opposition à femme, c’est-à-dire l’homme sexué de sexe masculin, le « mâle » par opposition à la « femelle » (qui serait gunè). Le sens premier d’andrias est donc « statue d’homme (mâle) », même si, par généralisation, il finit par pouvoir signifier « statue » au sens général.«
Ils sont « Semblables à nous« , et donc, nous sommes semblables à eux. Sommes-nous des « prisonniers » ? Les explications historiques de ce texte ont voulu y voir un état/niveau de conscience, distinct de celui du « libéré », des « libérés », et, par exemple, pour se « libérer », il suffisait de se tourner vers « l’intelligible ». Mais si nous sommes décrits comme des « prisonniers attachés », qu’est-ce qui, dans notre condition universelle, dès et depuis l’enfance, nous imposent une telle condition ? Si nous revenons à notre réalité corporelle, organique, nous n’avons aucune liberté quant à ses caractéristiques, à son conditionnement : nous voyons grâce à nos yeux et notre cerveau, par les liens qui les lient, mais nous n’avons pas de contrôle sur le type de visions qu’ils nous donnent, et nous savons que notre « vision » de ce qui nous entoure n’est pas du tout la même que pour les mammifères, les insectes, les poissons. Notre vision nous impose des oeillères : nous voyons parce que nous ne voyons que ce qui nous est possible de voir, et, sur le plan de l’audition, notre audition est limitée à une gamme d’ondes, et, en dessous d’un certain niveau, au dessus d’un autre, nous n’entendons plus. Les « ustensiles de toutes sortes (skeuè) dépassant du mur et des statues d’hommes (andriantas) et autres êtres vivants (zôia) en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles« , nous les voyons aussi, par le Logos, bien que nulle image extérieure n’en existe, et même si, à partir de nos représentations, nous pouvons en produire une image extérieure. Et est-ce que nous nous percevons, par nos conditions d’existence, des « prisonniers » ? Non : à l’instar des « prisonniers » qui regardent la paroi et qui en parlent, nous nous percevons comme des consciences « libres », et toute une pensée dite « philosophique » s’est historiquement constituée pour affirmer, décrire, cette « liberté », laquelle, en effet, existe, mais à partir de conditions et dans des cadres, limités. Cette expérience des limites, physiques, intellectuelles, les personnes dont nous marquons le fait qu’elles soient spécialement « handicapées » (et ce alors que nous le sommes tous, à des degrés divers, de différentes manières) la subissent concrètement, depuis leur naissance ou un moment de leur vie. Elles n’ont pas le choix. Sans « handicap », nous n’en faisons pas la même expérience consciente, pourtant, nous sommes affectés de terribles limites, dans le déplacement, l’aisance gestuelle, les formes même de notre propre corps qui peuvent ne pas être adéquates à notre volonté. Pourquoi les « prisonniers » sont contraints de regarder « devant » eux ? Par leurs regards, par nos regards eux-mêmes. Et nous savons que si nous pouvons, comme le prisonnier libéré, avoir un regard « panoramique » sur notre situation, ce ne sont pas nos yeux qui nous le permettent mais notre pensée. Or, c’est à partir du recul sur cette situation, qu’il est possible de changer de vocabulaire pour qualifier ce que deviennent ces « ustensiles de toutes sortes (skeuè) dépassant du mur et des statues d’hommes (andriantas) et autres êtres vivants (zôia) en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles » un fois qu’ils sont vus par un autre regard, capable de produire une mise en perspective : des ombres. Pourquoi ? L’Ulysse nommé dans le récit n’EST PAS l’Ulysse, « âme, c’est, pour les vivants pris individuellement, et plus spécifiquement pour les anthrôpoi, le principe d’intelligibilité, qui permet de les comprendre non seulement en tant que membre de telle ou telle « espèce » (eidos), par exemple « homme », ou « cheval », ou « olivier », mais aussi en tant que cet individu particulier, par exemple Socrate ou Glaucon« . L’Ulysse, véritable être humain, si tant est qu’il ait existé, n’est pas celui que chaque prisonnier se représente, mais un être façonné, une « statue d’homme ». Elément d’un récit vivant, il a une vie que notre souffle/notre parole lui donne, mais pris en tant que tel, comme par exemple l’image créée par un artiste pour le représenter, il n’est qu’une ombre. Nous connaissons aussi ce phénomène par son dédoublement matériel, avec les « dessins animés ». Pour chaque instant du récit, des formes ont été constituées pour représenter des « personnages », lesquels n’ont aucune existence. Mais, par le mouvement et le son, ils « prennent vie », une imitation de. Notre conscience parlante/pensante fonctionne de la même manière, en autonomie : chacun dessine mentalement ses propres représentations, et souvent, dans la vie, nous faisons l’expérience, en parlant de telle ou telle figure, que « je ne me la représentais pas ainsi ».
« Eh bien ! sans doute, s’ils étaient capables de dialoguer entre eux (16), les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu’ils prendraient l’habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu’ils voient ? (17) Nécessairement. » Ces prisonniers sont à côté les uns des autres, comme nous vivons, séparés, et souvent, à côté les uns des autres, même désormais « à côté », à distance, mais reliés par une seule chose, le langage (ce qui correspond à ce dont nous faisons l’expérience depuis 30 ans, avec l’informatique/électronique, la téléphonie, les réseaux, les applications, à savoir abolir les distances). Dialoguer, c’est ce que nous faisons universellement, non pas dans un sens socratique, philosophique, mais comme nous le désignons en français par plusieurs verbes, parler, discuter, bavarder. Il s’agit là de ce qui se fait la vie humaine, dans l’espace et dans le temps. Nous nous parlons, en nommant les choses, que ce soit celles que nous voyons comme celles qui ne se voient pas par nos yeux mais par notre capacité de figuration. Et c’est ainsi que le récit de Socrate a commencé : « Eh bien ! après cela, dis-je (4), représente-toi… ». Représente-toi, autrement dis, fais ce que tu fais constamment, en sachant en outre que, en représentant ce qui te tient à coeur, tu te représentes aussi toi-même. Avec « L’Odyssée », les Grecs se représentaient eux-mêmes, une représentation à la fois, présentation de ce qu’ils furent vraiment ET fiction.
« Ne crois-tu pas qu’ils prendraient l’habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu’ils voient ? » Donner des noms : voilà tout ce que font les « prisonniers ». C’est dire l’importance de cette activité. « ou tauta hègei an ta paronta autous nomizein onomazein haper horôien« . Donner des noms, c’est une formule pour désigner ce qu’est et fait, le langage, ce que nous faisons avec. Nommer, formuler, c’est relier un objet, une « chose », à un signe, dont nous connaissons les variations dans les langues, y compris les variations de signification. Et nous parlons en désignant des choses et des êtres, lesquelles, à chaque fois, ne sont, factuellement, que des ombres, pour la réalité propre de notre conscience, mais que nous interprétons toujours en tant qu’éléments de la Vie, en leur donnant, d’une manière ou d’une autre, une vie. Or, de ces deux choses, il y a une différence entre celles qui sont, et celles dont l’existence repose uniquement sur notre figuration, des fictions. Le Soleil de notre représentation n’est que l’ombre du Soleil réel, mais la Gorgone n’est que la représentation d’un néant d’existence, qui, pourtant, acquiert de l’être par cette représentation même. Si les animaux vivent dans un rapport absolu à ce qui est, nous introduisons dans le monde des choses à partir de… rien, en leur donnant de l’être. Et nous tenons fermement à nombre de nos représentations, parce qu’elles sont, à nos yeux, plus que des représentations. C’est ce dont le futur ex prisonnier libéré fera l’expérience, une expérience dont, bien souvent, nous n’avons aucune explication, si ce n’est par des métaphores (rejeter le monde matériel pour se tourner vers le « spirituel »).
C’est que, si nous sommes conditionnés, « déterminés », nous pouvons passer du statut, universel, normal, nécessaire, du « prisonnier » au « libéré », dès lors que nous portons notre regard sur l’ensemble de notre conditionnement, parce que nous pouvons tant vouloir voir ce qui est vu de tous que ce qui n’est pas vu de tous, est voilé, se cache, par volonté ou de fait. Ce ne sont pas nos yeux qui nous offrent cette vue panoramique, mais notre pensée. La « libération » du prisonnier consiste seulement à se tourner vers ce qui impose de telles conditions de pensée, de représentation, de perception : il s’agit de se voir… pensant, parlant, et ainsi de ce à quoi nous contribuons à transporter par le mouvement individuel comme collectif du langage vivant. Ce sur quoi le texte a déjà anticipé en nous révélant les « dessus » de l’affaire, le narrateur y revient par une deuxième vague
« Chaque fois que (23) quelqu’un aurait été libéré et serait contraint subitement de se lever (24) et aussi de tourner le cou et de marcher et d’élever son regard vers la lumière, mais en faisant tout cela, éprouverait de la douleur et en outre, du fait des scintillements, serait incapable de voir distinctement (25) ce dont [515d] auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu’il dirait si quelqu’un lui disait qu’auparavant il voyait des frivolités (26) alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des [choses] qui sont plus (27), il porte un regard empreint de plus de rectitude (28), et [si] de plus, chacune des [choses] qui passent (29), [en les] lui montrant (30), il [le] contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses ce que c’est ? (31) Ne penses-tu pas qu’il serait dans l’embarras (32) et qu’il croirait les [choses] vues auparavant plus vraies que celles maintenant montrées ? (33)
Et même de beaucoup ! dit-il.
[515e] Et si donc en outre il le contraignait à porter son regard vers la lumière elle-même, (34) que ses yeux lui feraient mal (35) et qu’il se déroberait en se retournant vers ce qu’il est capable de voir distinctement, et qu’il tiendrait celles-ci pour réellement plus claires (36) que celles qui seraient montrées ?
C’est ça, dit-il.
Si alors, repris-je, de là quelqu’un le tirait de force (37) tout au long de la montée rocailleuse et escarpée (38), et ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors à la lumière du soleil, est-ce qu’il ne s’affligerait pas [516a] et ne s’indignerait pas d’être tiré, et, quand il serait arrivé à la lumière, ayant les yeux pleins de l’éclat [du soleil] (39), ne pourrait rien voir de ce qui est maintenant dit vrai (littéralement : ne pourrait pas même voir un [seul]des [***] maintenant dits vrais) ? (40)
Probablement pas, dit-il, du moins pas tout de suite. (41) «
Celui qui est en cours de « libération » a du mal à voir parce qu’il est désormais tourner vers la source lumineuse et vers les formes par lesquelles lui et les autres humains pensent et parlent d’eux-mêmes et du monde. Or, puisqu’il s’agit du Logos lui-même, il s’agit là d’une autre face du Logos, qui lui est consubstantiel, tout en ayant une traduction ontologique, avec le cosmos, qui existe indépendamment de nous. Regarder vers les principes de notre conscience, pensée, universelle, n’a rien de facile, parce que nous lui préférons le langage collectif vivant, celui qui transporte tant de fictions et divertissements. Raconter des histoires, se raconter des histoires, est infiniment plus amusant, et ce parce qu’il est impossible d’en « sortir », puisqu’il s’agit là de notre condition – et Platon ne s’est pas contenté de créer la toute première Université de l’Histoire, puisqu’il a aussi participé à cette omniprésence des récits de figuration, par ses Dialogues, avec son héros, Socrate, mais aussi par le fameux récit sur la civilisation disparue, dont la « performance » historique n’a jamais été égalé (la plupart des interprètes s’accordent à considérer que le récit du « Critias » est une fiction, un « mythe », mais depuis des siècles, ce récit est devenu une légende, une source d’inspirations, de recherches). Comme il n’est pas possible de ne pas être un « prisonnier », au sens d’un être déterminé par des conditions qui le limitent, il ne s’agit pas de se libérer pour ne plus vivre qu’en dehors de la « Caverne », puisque, une fois en dehors, notre condition reste la même, et nous continuons à nommer les choses. Mais l’ambition de Platon est de rendre possible l’articulation entre les deux niveaux, parce que, au deuxième, nous pouvons limiter les effets extrêmement problématiques du langage (les malentendus, les erreurs de compréhension, les manipulations), en nous concentrant sur les choses elles-mêmes, lesquelles choses sont le cosmos lui-même, dont la Terre est partie prenante.
En effet, le libéré est désormais en capacité de « voir par lui-même les [***] d’en haut, (43) et tout d’abord [ce sont] sans doute les ombres [que,] le plus facilement, il verrait distinctement, et au milieu de ça les images sur les eaux (44) des hommes et celles des autres [***], et même plus tard ceux-là mêmes (45), puis à partir de ceux-là (46), les [***] dans le ciel et le ciel lui-même, (47)il les contemplerait probablement plus facilement de nuit, en dirigeant son regard vers (48) la [516b] lumière des astres et de la lune, que pendant le jour [en le dirigeant] vers le soleil et celle du soleil. (49)
Comment donc n’[en serait-il] pas [ainsi] ?
À la fin (50) donc, je suppose, [c’est] le soleil, non pas des reflets de lui (51) sur des eaux ou en quelque autre place (52), mais lui-même tel qu’en lui-même dans son espace propre, [qu’]il serait éventuellement capable de voir distinctement et de contempler (53) tel qu’il est. (54) «
Or, que voit-il ? Il voit ce que nous voyons, dès lors que nous nous taisons : l’Univers dans lequel nous « vivons », alors que, par le fait de « nommer les choses », nous avons pris l’habitude de vivre dans et à côté de, COMME SI l’Univers n’existait pas. Il est fascinant d’écouter les discussions publiques dans les Etats/cités des pays riches qui, depuis quelques années, témoignent que les consciences qui habitent ceux-ci, se sont souvenues qu’il existait un « Univers » matériel dont elles dépendaient et sur lequel elles produisaient des effets profonds. « Libéré », parvenu à cette hauteur qui est notre propre réalité, SI nous le voulons, si nous y prêtons attention, il ne s’agit pas de nier la vie humaine, individuelle, collective, définie par « les prisonniers », mais de la relier à ce pur et simple fait, le fait de ce qui existe pour en avoir, par des études, des recherches, une attention réelle et sérieuse, des connaissances. Et ce que Platon annonce-là relie les humains, observateurs du cosmos, de la « nature », du vivant, à celles et ceux qui vont vouloir en avoir des connaissances, ce dont toute la pensée de Platon a pour objet d’en valoriser la possibilité, la réalité, la valeur – ce que nous avons pris pour habitude de qualifier de « science » ou « sciences ». On pourra dire qu’il s’agit là de dire « peu de choses », mais, précisément, la mise en perspective historique, comme dans la « Caverne », nous démontre que cette impulsion et cette valorisation des connaissances ont été bloquées pendant plusieurs siècles par une volonté farouche de maintenir une bulle humaine, une volonté qui n’a jamais disparu puisqu’elle s’est prolongée depuis l’apparition des « sciences », y compris par leur subversion pour les faire servir à des narratifs anti scientifiques (le racisme étant l’un des meilleurs/pires exemples). Et si un « prisonnier » voulait impérativement « libérer » ces frères de condition, pour les amener à se penser comme des « prisonniers », dans la plus parfaite perception du « sujet libre », en qualifiant leur propre vie d’ombre, n’ayant pas plus de réalité que les « ombres sur la paroi »
« ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu’étant monté là-haut, il est revenu les yeux endommagés, (75) et que ça ne vaut vraiment pas la peine d’essayer (76) d’aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu’ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? (77)
À toute force ! dit-il.«
Ne prêterait-il pas à rire ? Parce qu’un « prisonnier » qui reviendrait de cette hauteur pour, en parlant avec ses frères, caractériser leur condition proprement humaine, nécessaire, comme si elle était, au contraire, contingente, horriblement mutilée de sa propre vérité/liberté, aurait-il compris ce dont il a fait l’expérience ? Il ne faut pas oublier que les Grecs ont fait l’expérience de ce « nihilisme », avec les cyniques, et notamment Diogène de Sinope, le Cynique. Le « Politeia », de Platon est, notamment, une réponse structurée du « Politeia » de Diogène. La « libération » cynique conduit à Diogène, « un Socrate devenu fou », selon Platon. Si Platon a pu faire un lien entre Socrate et Diogène, c’est qu’ils étaient donc à ses yeux semblable ET divers, puisque Diogène était aussi un Socrate, mais « devenu fou », c’est-à-dire perdu pour ses frères et soeurs, précisément parce que Diogène les considérait, les traitait, comme des esclaves, par comparaison avec lui, « l’homme libéré ». Il prêtait à rire. Mais la MEME logique que Diogène, menée avec plus de volonté et de rigueur, conduirait le « libérateur » à sa mort : soit parce qu’il nierait la condition humaine avec tant de violence que cette négation serait insupportable, soit parce qu’il priverait les humains des joies de leurs FANTAISIES, ce dont les humains ne peuvent se passer. Faut-il le démontrer ? L’iconoclasme, qui existe par exemple en Afghanistan, avec les Talibans, n’est pas populaire, et pour cause, puisqu’il entend priver les humains, des représentations et des jeux : pas de football, pas de cinéma, etc. A l’inverse, les pays riches sont ceux où ces fantaisies sont omniprésentes. L’Allégorie constate que si elles sont structurelles, indispensables, elles doivent être tempérées par une « ouverture » avec ce qui n’a aucun caractère tragi-comique, les existences et les faits de l’Univers. Et entre le GIEC et les dirigeants politiques mondiaux, nous constatons un hiatus parce que les scientifiques exposent des faits, par des connaissances, dont les conclusions sont pour le moins fâcheuses, et que les dirigeants disent avoir reçu le message sans en prendre réellement acte, en engageant les réformes nécessaires, notamment au motif de leurs coûts (on se demande ce que coûtera une planète encore plus abîmée, fragilisée…). Dans notre Dôme humain, nous vivons dans une atmosphère artificielle, mais nous dépendons de l’existence même de l’Univers, à travers la Terre elle-même. L’ignorance, la négation, de nos conditions d’existence, nous promettent des drames, alors même que nous sommes censés avoir le souci de notre existence. C’est ce qui explique la profonde différence entre Platon et Diogène, lequel avait décidé de vivre selon l’anarchie de ses désirs et volontés, et non selon ce qui est bon pour soi et pour les autres. Nous voyons que depuis 2500, cette absence de souci et de volonté du Bien, de tant, pour notre existence continue d’être déterminante. Elle fut déterminante dans l’enquête socratique-philosophique. Il ne faut donc pas nous contenter d’en avoir conscience, de connaître leurs analyses, leurs réponses, mais de tenter de, enfin, dépasser cette absence, dont la signification concrète est terrible, avec l’humain qui vit à côté de sa propre humanité, comme une… ombre, dans une mauvaise histoire.
NB : selon une recommandation reçue récemment, il est demandé à toute personne qui lira ce texte, avec cette interprétation nouvelle de « l’Allégorie de la Caverne », qui décidera d’y faire référence, de l’utiliser pour elle-même, etc, de citer la source, et d’indiquer son auteur, « Jean-Christophe Grellety ». Si les extraits du texte de Platon sont cités par la traduction de Monsieur Bernard Suzanne, cela n’implique pas qu’il y ait un accord sur cette interprétation entre ce remarquable traducteur, passionné, dont il faut encore saluer le travail, et l’auteur de ce texte. Il suffit pour cela de comparer ses analyses en commentaires de ses traductions, et de les comparer avec ce texte.