Allégorie de la Caverne : pour sortir du conflit des interprétations, soyons attentifs à tous les détails afin de parvenir à une compréhension certaine de – première partie.

Le commentaire ci-après fait référence à la traduction de Bernard Suzanne, rappelée dans la précédente note.

Le célèbre texte du livre VII de Politeia, « l’Allégorie de la Caverne », continue de rester énigmatique, parce que des détails narratifs continuent d’être peu pris en compte, parce qu’ils ne sont pas assez analysés, « testés », parce que les différents éléments, étapes, niveaux, ne sont pas assez reliés pour que l’ensemble fasse sens. Un certain platonisme a imposé son palimpseste, par le texte de la différenciation entre le « sensible » et « l’intelligible », ce qui n’explique rien en ayant l’avantage de donner une impression de « science ». Avant de procéder à une analyse en bonne et due forme, il faut donc, comme des enquêteurs, relever des indices, quitte à ce que nous n’en comprenions pas le sens de leur présence.

Nous sommes invités à nous représenter une caverne, qui est un lieu d’habitation pour des êtres humains. Cette caverne est un habitat humain à l’intérieur d’un sol, ce qui, à l’époque de Platon et en Grèce, n’est pas commun, et renvoie, selon NOS connaissances, à des pratiques préhistoriques. Dans la culture grecque, la Déesse Calypso résidait dans une « grotte », une caverne, marine, et Ulysse va, pendant 7 ans, être proche d’une Immortelle, laquelle lui propose même de le diviniser, ce qu’il refuse, afin de reprendre son long chemin vers son île où il est Roi et l’époux d’une femme qui, elle aussi, ne l’oublie pas. Les humains qui habitent cette Caverne sont des prisonniers, puisque, « depuis [qu’ils sont] enfants, les jambes et le cous [pris] dans des liens pour qu’ils restent en place et [514b] voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait du lien/de l’enfermement ». Ils ne sont pas simplement des prisonniers parce qu’ils sont enfermés et attachés, mais parce qu’ils « voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait du lien/de l’enfermement ». Autrement dit : nous, dès le début du récit, nous avons une vision complète de la caverne, dans la mesure où nous voyons ces habitants et son « entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne », mais ces habitants-prisonniers, eux, « voient seulement devant eux », puisque des liens spécifiques les empêchent de tourner la tête. Autrement dit, ces prisonniers subissent un emprisonnement dans des conditions très pénibles, puisqu’ils sont assignés à une position et à une orientation, les obligeant à toujours voir la même chose. De ce qu’ils ne voient pas mais que nous voyons, il y a « encore la lumière sur eux, venant d’en haut et de loin, d’un feu brûlant derrière eux ; et encore, entre le feu et les prisonniers, une route au-dessus, le long de laquelle vois un mur construit tout du long, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (9), par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. » De ce que ces prisonniers ne voient pas, il y, derrière eux, du côté de l’entrée de la Caverne, une source lumineuse, puisque l’intérieur de la grotte est éclairée, et un mur, « construit », autrement dit une oeuvre humaine, de séparation, qui empêche de voir ce qui se trouve derrière le mur, un mur que le narrateur compare aux « palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (9), par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. », un mur derrière lequel il va se passer des choses, par des révélations, et, en même temps, des dissimulations, puisque le narrateur fait ainsi entrer dans le récit, même par une métaphore, des « faiseurs de prodiges ». Or, si souvent, cet élément du récit est négligé, comme s’il s’agissait d’une comparaison faite pour impressionner, sans plus. Les faiseurs de prodiges, c’est-à-dire des artisans faussaires qui créent des illusions spectaculaires, ne peuvent pas être cités ainsi, pour rien ou pour si peu. D’autant que, à peine évoqué, il se trouve que le mur voit défiler « des hommes portant [514c] et des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur et des statues d’hommes[515a] et autres êtres vivants en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles (12), certains, comme c’est probable, faisant entendre des sons (13), d’autres restant silencieux parmi les porteurs. » Mais qui peuvent être ces hommes, que font-ils ? Ils marchent, ils portent des outils, des statues d’hommes et autres êtres vivants, en pierre et en bois. Si la représentation des pauvres prisonniers était aisée à effectuer, l’injonction à ce « Eh bien vois (11) maintenant », n’a rien de simple. S’il est assez simple de se représenter des hommes, de manière indéterminée, qui marchent et qui transportent des choses, parvenir à préciser l’image de ce qu’ils sont et font est bien plus difficile. Or, trop souvent, les lectures interprétatives passent sur de tels détails, comme s’il s’agissait de peu ou de rien. Pourtant, le mouvement de ces Formes constantes, humains, outils, statues, est important puisque les prisonniers, qui ne voient pas ce qui se trouve derrière eux, sont tournés vers l’intérieur de la grotte, vers une paroi, qui, tel un écran, voit les ombres de ces Formes, puisque la lumière qui se trouve derrière elles, frappe ses Formes et, sur la paroi, les Formes se révèlent par une absence de lumière, par leurs limites, alors que le reste de la paroi est toujours uniformément éclairé. C’est une expérience que tout humain peut faire, le jeu de ce que nous appelons souvent les « ombres chinoises ». Les prisonniers perçoivent donc ces mouvements d’ombres, que nous appelons images, et des sons, ou du silence, l’absence de sons manifestée par le contraste avec les sons. Les prisonniers le sont, à vie, dans ces mêmes conditions : ils ne voient ce qui apparaît sur la paroi, ce qui se fait entendre par résonance, sans qu’ils fassent le lien avec ce qui se situe derrière eux. Ils associent les images aux sons. Dans une telle situation, le narrateur nous apprend que les prisonniers ne se contentent pas de regarder : au fur et à mesure, ils nomment ce qu’ils « voient », entendent, ils apprennent à « reconnaître ». Mais que voient-ils ? Rappelons-le : des formes humaines, des outils, des statues. « Eh bien ! sans doute, s’ils étaient capables de dialoguer entre eux (16), les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu’ils prendraient l’habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu’ils voient ? (17) 

Nécessairement. 

Et quoi encore si de plus la prison produisait un écho en provenance de la [paroi] leur faisant face ? Chaque fois qu’un des passants ferait entendre un son, penses-tu qu’ils pourraient croire ce qui fait entendre un son autre que l’ombre qui passe ? (18)

Par Zeus, certes non ! 

[515c] Très certainement, repris-je, ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués. (19)

De toute nécessité, dit-il. (20) »

Etre un Prisonnier, c’est une situation subie par des contraintes, et c’est une situation dont il est possible de sortir, comme la personne qui écoute ce récit et qui se le figure, puisque, nous, nous voyons toute la caverne. Voilà qu’un prisonnier est « libéré », détaché de ses liens, éloignés de ses compagnons d’infortune. Il faut garder à l’esprit que ce prisonnier a passé toute sa vie dans cette situation, qu’il n’a jamais rien vu que les ombres sur la paroi; et que, comme nous l’apprend notre propre expérience, quand nous devons faire passer notre regard des ombres vers la lumière, la source lumineuse est telle que, pendant un certain temps, nous ne voyons plus rien, nous devons nous accoutumer à cette force, et nous pouvons voir… Et qu’est-ce que le prisonnier voit ? Il voit tout ce qui se situait derrière eux : l’autre partie de la grotte, le mur avec les êtres humains qui passent, la source lumineuse, et il voit que ce que voient ses camarades d’infortune sont des effets d’optique et de son, que ce qu’ils voient existe bien en effet, tant en tant qu’ombres qu’en tant que source des ombres, mais que ses camarades ne se rendent pas compte qu’ils ne voient que les effets et pas les causes. L’ex prisonnier ne se contente pas d’aller jusqu’à la sortie de la Caverne, où se trouve ce mur, puisqu’il sort de celle-ci, et, COMME d’une Caverne terrestre, il commence à percevoir ce que, nous, nous avons l’habitude de percevoir quand nous nous trouvons dans un lieu terrestre ouvert, « à l’extérieur » comme on dit : les eaux, la nuit avec les étoiles (et, à l’époque de Platon, nulle pollution lumineuse pour empêcher de voir les étoiles), l’Univers, et, en journée, le Soleil. 

Accoutumance donc (42), je suppose, [voilà ce dont] il aurait besoin pour peu qu’il ait l’intention de voir par lui-même les [***] d’en haut, (43) et tout d’abord [ce sont] sans doute les ombres [que,] le plus facilement, il verrait distinctement, et au milieu de ça les images sur les eaux (44) des hommes et celles des autres [***], et même plus tard ceux-là mêmes (45), puis à partir de ceux-là (46), les [***] dans le ciel et le ciel lui-même, (47)il les contemplerait probablement plus facilement de nuit, en dirigeant son regard vers (48) la [516b] lumière des astres et de la lune, que pendant le jour [en le dirigeant] vers le soleil et celle du soleil. (49)

Comment donc n’[en serait-il] pas [ainsi] ? 

À la fin (50) donc, je suppose, [c’est] le soleil, non pas des reflets de lui (51) sur des eaux ou en quelque autre place (52), mais lui-même tel qu’en lui-même dans son espace propre, [qu’]il serait éventuellement capable de voir distinctement et de contempler (53) tel qu’il est. (54)

Nécessairement, dit-il. 

Et au milieu de ces [réflexions], (55) il déduirait donc par un raisonnement à son sujet (56) que c’est lui qui produit les saisons et les années et qu’il supervise tout [516c] ce qui est dans le domaine vu (57), et que, de ces [choses] qu’eux-mêmes voyaient (58)[il est] d’une certaine manière, de toutes, responsable. (59)

C’est évident, dit-il, qu’après cela, il en viendrait à ça ! 

Mais pourquoi est-ce que la liberté du prisonnier consiste à percevoir ce qui fait notre réalité « quotidienne » ? Y aurait-il un problème dans notre vision, au point que nous savions pas clairement ce que nous voyons, que ce que nous voyons, nous ne le voyons, pas, plus ? Le récit concerne notre perception optique. Avec nos yeux, que regardons-nous ? Le Ciel, les étoiles, ce qui existe vraiment ou des ombres ? Mais où voyons-nous ces ombres ? Nul ne vit dans une Caverne, comme un prisonnier. L’état de prisonnier est intimement lié à un regard limité, uniquement tourné vers des formes pour lesquelles s’associent des paroles, des sons, à des paroles, des sons. Mais où associons-nous images et sons ? Et comment ces images et sons peuvent-ils être eux-mêmes associés à des illusions, les « prodiges », réalisés par d’habiles faiseurs ? 

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