[514a] (3)Eh bien ! après cela, dis-je (4), représente-toi d’après une épreuve telle que celle-ci notre nature par rapport à l’éducation et au fait de ne pas être éduqué. (5) Vois (6) donc des hommes (7) comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne (8), ayant l’entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne, dans laquelle ils sont depuis [qu’ils sont] enfants, les jambes et le cous [pris] dans des liens pour qu’ils restent en place et [514b] voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait du lien/de l’enfermement ; et encore la lumière sur eux, venant d’en haut et de loin, d’un feu brûlant derrière eux ; et encore, entre le feu et les prisonniers, une route au-dessus, le long de laquelle vois un mur construit tout du long, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (9), par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (10)
Je vois, dit-il
Eh bien vois (11) maintenant le long de ce mur des hommes portant [514c] et des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur et des statues d’hommes[515a] et autres êtres vivants en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles (12), certains, comme c’est probable, faisant entendre des sons (13), d’autres restant silencieux parmi les porteurs.
Étrange, dit-il, [l’]image [que] tu dis, et prisonniers étranges ! (14)
Semblables à nous, repris-je ; ceux-ci en effet, pour commencer, d’eux-mêmes et les uns des autres, penses-tu qu’ils voient autre chose que les ombres tombant sous l’effet du feu sur la [paroi] de la caverne qui leur fait face ?
Comment donc, dit-il, si en effet ils sont contraints de garder leurs têtes immobiles [515b] tout au long de leur vie ?
Mais quoi des [objets] transportés ? Ne [serait-ce] pas pareil pour ça ? (15)
Et comment !
Eh bien ! sans doute, s’ils étaient capables de dialoguer entre eux (16), les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu’ils prendraient l’habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu’ils voient ? (17)
Nécessairement.
Et quoi encore si de plus la prison produisait un écho en provenance de la [paroi] leur faisant face ? Chaque fois qu’un des passants ferait entendre un son, penses-tu qu’ils pourraient croire ce qui fait entendre un sonautre que l’ombre qui passe ? (18)
Par Zeus, certes non !
[515c] Très certainement, repris-je, ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués. (19)
De toute nécessité, dit-il. (20)
Examine maintenant, repris-je, leur libération et leur guérison des liens et de l’absence de bon sens (21) : que serait-elle si, de manière naturelle, (22) il leur arrivait les [avatars, péripéties,…] que voici ? Chaque fois que (23) quelqu’un aurait été libéré et serait contraint subitement de se lever (24) et aussi de tourner le cou et de marcher et d’élever son regard vers la lumière, mais en faisant tout cela, éprouverait de la douleur et en outre, du fait des scintillements, serait incapable de voir distinctement (25) ce dont [515d] auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu’il dirait si quelqu’un lui disait qu’auparavant il voyait des frivolités (26) alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des [choses] qui sont plus (27), il porte un regard empreint de plus de rectitude (28), et [si] de plus, chacune des [choses] qui passent (29), [en les] lui montrant (30), il [le] contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses ce que c’est ? (31) Ne penses-tu pas qu’il serait dans l’embarras (32) et qu’il croirait les [choses] vues auparavant plus vraies que celles maintenant montrées ? (33)
Et même de beaucoup ! dit-il.
[515e] Et si donc en outre il le contraignait à porter son regard vers la lumière elle-même, (34) que ses yeux lui feraient mal (35) et qu’il se déroberait en se retournant vers ce qu’il est capable de voir distinctement, et qu’il tiendrait celles-ci pour réellement plus claires (36) que celles qui seraient montrées ?
C’est ça, dit-il.
Si alors, repris-je, de là quelqu’un le tirait de force (37) tout au long de la montée rocailleuse et escarpée (38), et ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors à la lumière du soleil, est-ce qu’il ne s’affligerait pas [516a] et ne s’indignerait pas d’être tiré, et, quand il serait arrivé à la lumière, ayant les yeux pleins de l’éclat [du soleil] (39), ne pourrait rien voir de ce qui est maintenant dit vrai (littéralement : ne pourrait pas même voir un [seul]des [***] maintenant dits vrais) ? (40)
Probablement pas, dit-il, du moins pas tout de suite. (41)
Accoutumance donc (42), je suppose, [voilà ce dont] il aurait besoin pour peu qu’il ait l’intention de voir par lui-même les [***] d’en haut, (43) et tout d’abord [ce sont] sans doute les ombres [que,] le plus facilement, il verrait distinctement, et au milieu de ça les images sur les eaux (44) des hommes et celles des autres [***], et même plus tard ceux-là mêmes (45), puis à partir de ceux-là (46), les [***] dans le ciel et le ciel lui-même, (47)il les contemplerait probablement plus facilement de nuit, en dirigeant son regard vers (48) la [516b] lumière des astres et de la lune, que pendant le jour [en le dirigeant] vers le soleil et celle du soleil. (49)
Comment donc n’[en serait-il] pas [ainsi] ?
À la fin (50) donc, je suppose, [c’est] le soleil, non pas des reflets de lui (51) sur des eaux ou en quelque autre place (52), mais lui-même tel qu’en lui-même dans son espace propre, [qu’]il serait éventuellement capable de voir distinctement et de contempler (53) tel qu’il est. (54)
Nécessairement, dit-il.
Et au milieu de ces [réflexions], (55) il déduirait donc par un raisonnement à son sujet (56) que c’est lui qui produit les saisons et les années et qu’il supervise tout [516c] ce qui est dans le domaine vu (57), et que, de ces [choses] qu’eux-mêmes voyaient (58), [il est] d’une certaine manière, de toutes, responsable. (59)
C’est évident, dit-il, qu’après cela, il en viendrait à ça !
Et quoi encore ? Se remémorant (60) sa première habitation et la sagesse (61) de là-bas et ses compagnons de prison d’alors, ne penses-tu pas que lui, d’une part, se déclarerait heureux (62) du changement et qu’eux par contre, il les prendrait en pitié ?
Tout à fait !
Et puis, les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre eux, et les prérogatives accordées à celui qui voyait de la manière la plus pénétrante (63) ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, [516d] ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver, (64) crois-tu qu’il en aurait encore le désir (65) et qu’il envierait ceux d’entre eux qui étaient honorés et investis du pouvoir, ou qu’il éprouverait ce [que décrit/qu’éprouve] Homère et préférerait mille fois être « un cultivateur travaillant à gages pour un autre homme sans ressources » (66) et subirait n’importe quoi plutôt que cette manière de se former des opinions (67) et cette vie là ?
[516e] C’est ça, dit-il, je le pense moi aussi : accepter de tout subir plutôt que de vivre ainsi !
Et maintenant, réfléchis en toi-même à ceci (68), repris-je. Si en sens inverse un tel [homme], [re]descendant (69) vers son siège (70), s’[y r]asseyait, est-ce qu’il n’aurait pas les yeux pleins d’obscurité, (71) venant subitement du soleil ?
Tout à fait certes, dit-il.
Et alors ces ombres, si de nouveau (72) il devait, lui émettant des jugements étayés par des investigations, entrer en compétition avec ceux-là [qui ont] toujours [été] prisonniers, (73) au moment où il aurait la vue faible, [517a] avant que ses yeux ne fussent rétablis –et le temps ne serait pas court, tant s’en faut ! jusqu’à l’accoutumance–, (74) ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu’étant monté là-haut, il est revenu les yeux endommagés, (75) et que ça ne vaut vraiment pas la peine d’essayer (76) d’aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu’ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? (77)
À toute force ! dit-il.
Sur son site, cette traduction est accompagnée par une présentation et une très longue série de notes, précieuses. Le texte fera l’objet, cette semaine, ici, d’une analyse. Concernant l’ensemble de l’oeuvre de Platon, le travail de Bernard Suzanne, de traductions et de commentaires, est à connaître impérativement.