Cette note n’est pas un compte-rendu, un résumé, de « Trois essais sur Twin Peaks », mais un dialogue avec ce texte, le propos de Pacôme Thiellement. Pacôme est LE spécialiste, en France, de l’oeuvre, cinématographique, télévisuelle, donc, représentative, de David Lynch, et, singulièrement, de la série «Twin Peaks», de laquelle il fournit, dans ses textes comme dans ses entretiens publics, des clés. S’il s’agit d’un «dialogue», c’est que, à partir de son propos, écouté, entendu, il y a des réponses, qu’elles soient absolument affirmatives, ou interrogatives, notamment parce que la logique d’interprétation de l’oeuvre diffère. Dans cette note, vous ne trouvez pas un résumé du propos de P.Thiellement, pour de nombreuses raisons, à commencer par le fait que chacun est invité à découvrir par lui-même le propos complet et précis. P. Thiellement est un travailleur de la Culture, de celle qui est désormais la plus partagée (la «télévision», admirablement définie dans ces pages, en tant que «lieu d’envoûtement et d’empoisonnement psychique» ou «réceptacle de magie noire le plus puissant» de notre époque), à celle qui se tient dans l’ombre du Temps, qu’elle soit volontairement occultée ou non, mais qui a conditionné, conditionne encore, ce que nous pensons, concevons, souvent, dans l’inconscience la plus impressionnante et déterminante. En tant que travailleur de la Culture, mondiale, et notamment celle que nous appelons «occidentale», Pacome Thiellement a perçu, compris, la puissance d’une «tradition», le Gnosticisme, méconnue ou pire encore, alors qu’elle se trouve au fondement de la genèse du Manichéisme, dans l’Antiquité, en tant que tournant historique fondamental, cercle vicieux dans lequel nous sommes encore situés. Dans une conférence donnée sur le thème «Monothéisme & Manichéisme» publiée dans cet ouvrage, nous avons rappelé : «Pour une humanité qui ne se conçoit pas encore comme Une humanité, au sens où elle penserait une unité de la Diversité, des origines, des peuples, la Diversité est le fait structurel de la vie, et le Divin est nécessairement une pluralité de Formes autonomes, les Dieux, les Déesses. Le polythéisme est donc l’expression la plus immédiate et universelle de cette représentation et de ces cultes. Il n’a pas du tout disparu. Tout d’abord, parce qu’il existe des peuples qui sont toujours, officiellement, polythéistes, pensons aux Hindous qui honorent des Dieux et des Déesses dans leurs temples en Inde, aux peuples premiers qui vivent, survivent encore, qui sont à la fois animistes et polythéistes, mais on pourrait également dire que l’Humanité est polythéiste, par le fait même qu’elle croit/vénère en des formes divines différentes. De ce point de vue, on le sait, ou on devrait le savoir, les Grecs et plus encore les Romains, colons de nombreux territoires qui se trouvaient en périphérie, proche ou lointaine, de leur territoire propre, avaient de la curiosité et du respect pour les autres cultes, qu’ils décidaient parfois d’intégrer à leur propre Panthéon. Si l’Empire Romain avait été à l’origine de la conquête des Amériques, au 15ème siècle, on peut penser que le Panthéon Romain se serait enrichi des Dieux Incas, Aztèques, Toltèques… Dans un tel cadre culturel et historique, le monothéisme est une réduction étrange, une valorisation de l’Unique-Unité. C’est ainsi que, pour le mono-théisme, quand il est vraiment mono-théiste, que je définis et définirai celui-cela que beaucoup appellent «Dieu», à savoir un seul, et un être qui est hautement un être, parce qu’il a une unité, et parce qu’il est une unité, dans la mesure où il a, aurait, un rôle déterminant dans l’unité matérielle, cosmique, vitale. C’est dire que Dieu, lui, n’a pas une unité simple, dans la mesure où il se définirait alors tant par son rapport à ce qu’il est que par son rapport avec tout ce qu’il n’est pas mais a rapport avec lui. De ce point de vue, nous pouvons avoir une intuition d’une telle identité/unité, mais en aucun cas une compréhension réelle, puisque nous sommes structurellement limités par notre perception, quand il ne connaîtrait aucune limite, ce qui nous conduit à penser que nous ne pouvons pas nous représenter une telle existence. La concentration du Divin en un être qui est une Unique-Unité aura souvent été conçu et «vécu» comme la désertion du Divin de tout ce qu’il n’est pas, ce qui est un problème théologique, philosophique, spirituel, majeur. En effet, dans les cultes dits monothéistes, tout ce qu’il n’est pas, l’Univers lui-même, toutes les choses, nous, proviennent de lui, et donc sont une part de cette Unique-Unité. Or, de la part d’un certain nombre de membres des organisations dites monothéistes, on a pu assister, historiquement, à des violences, voire à des destructions, réalisées, contre de telles parts, parties de. C’est là que l’on peut comprendre, mesurer, que ces monothéismes où le Divin est réservé à Dieu est une conception intellectuelle, qui n’a pas une base sociale, populaire, mais qui provient de clercs en proie à des difficultés et des contradictions. Il faut dire que, dans le monothéisme tel qu’on nous parle de celui-ci, avec des cultes, comme le Christianisme, les Christianismes en fait, l’Islam, les Islam en fait, le Judaïsme, les judaïsmes en fait, ces contradictions existent, notamment sur le principe même. En effet, ces cultes sont parfois strictement manichéens, c’est-à-dire qu’ils opposent un Bien et un Mal, et donc, ils ne sont pas monothéistes, puisque, pour être monothéiste, il faut croire en un Principe Universel qui n’a aucune force contraire. Évidemment, être manichéen est une possibilité, un droit, et beaucoup le font, ce choix, mais dans ce cas, on peut même dire qu’ils sont polythéistes, puisqu’il croit en deux Divinités suprêmes. Le fait que l’une soit dite bonne et que l’autre soit dite mauvaise, et que, les adeptes disent, évidemment, sauf exception, vénérer celle qui est bonne, ne change rien à l’affaire. Dans l’authentique mono-théisme, il y a une seule Unique-Unité. Le Manichéisme est à la fois la Contradiction même, et le danger le plus grand. Pourquoi ? Si Mani, au 3ème siècle après Jésus Christ, a pu donner une forme spécifique à un principe de croyance selon lequel le réel est structuré par un conflit constant entre deux forces égales, le Bien et le Mal, au point que cette confrontation porte dans notre langue le nom de manichéisme, ce principe existait antérieurement à Mani, dans deux courants majeurs reliés, l’un largement oublié, l’autre devenu au contraire très célèbre, le Gnosticisme d’un côté, et le Christianisme de l’autre. C’est donc dans la culture hébraïque que le pré-manichéisme a été conçu et s’est diffusé. C’est dans le Gnosticisme qu’il a pris corps. Là encore, le langage est constamment un problème, parce l’expression d’unité/unicité, le «gnosticisme», est, historiquement, nécessairement, une illusion, dans la mesure où il prétend synthétiser une multitude de courants, différents, voire, divergents, mais qui ont toutefois une racine commune, absolument unique dans l’Histoire des peuples. En effet, avec ces cultes divers et ces cultes de la diversité elle-même, les autres peuples ont exprimé un rapport d’affection, d’appréciation, voire, de vénération, pour cet Univers qui est la maison des Humains, dans lequ
el les fruits, les fleurs, les formes de vie animales, nous donnent tant, tout. Avec ce mouvement gnostique également si divers, il y a une nouveauté historique, qui est une «bombe», dans tous les sens du terme : tant l’Univers que notre condition, ontologiquement matérielle, corporelle, tout est mauvais, parce que tout cela a le malheur d’être placé sous la tutelle d’un Dieu mauvais, malfaisant. Si on traduisait aujourd’hui dans un langage qui parle à des Chrétiens, on dirait que, pour ces Gnostiques, il n’y a que Satan, et il est partout, et il se fait plaisir. » Dans son ouvrage, dans son propos, P. Thiellement se situe à l’intérieur de cette Tradition, en la considérant comme, existante, signifiante, valable, ce qu’il fait également dans son récent essai, «Sycomore Sickamour». Pour rendre intelligible la série «Twin Peaks », bien connue pour son apparent ésotérisme, comme dans les films de David Lynch, Pacôme Thiellement démontre que les images Lynchiennes s’expriment/s’expliquent par des références culturelles, gnostiques, que ces images sont l’expression de ces références, de ces croyances, avec ces objets-symboles, la Rose, la Bague, le Feu, l’Echiquier, le Journal Intime, le Pendentif, avec d’autres. Dans «Twin Peaks», la difficulté pour un spectateur dont la conscience a été formée dès son plus jeune âge par ce «lieu d’envoûtement et d’empoisonnement psychique» ou «réceptacle de magie noire le plus puissant» de notre époque, la «Télévision», réside dans le dédoublement généralisé, et notamment l’autre dimension «irréelle» (et pourtant, selon le récit, la plus déterminante), la «Black Lodge», espace où les lois de l’Univers semblent nulles ou différentes. En raison de cette mise en relation de la réalité et d’une autre réalité, la série est explicitement «fantastique» quand les autres ne le sont pas (à tous les sens du terme), et, pour le téléspectateur/veau, elle est insensée, nulle, inintelligible. Mais, dans ce dédoublement, faut-il considérer que le récit, d’un réalisateur américain, auteur de la série avec son co-scénariste, est simplement manichéen, comme le sont les récits américains lambda, diffusés partout ? Si, dans la «Loge noire», le Mal qui advient ici a sa source, la Loge Noire, telle qu’elle est explicitée par la sagesse amérindienne, n’est pas le «lieu du Mal», comme l’enfer chrétien, dans la mesure où il n’y a pas de Dieu-du-Mal. Pourquoi ? C’est que, d’une manière inédite, un récit américain met en scène le Gnosticisme, source du Manichéisme, pour le contredire : c’est dans l’Imaginaire, en tant que représentantion-du-monde, que le Mal prend corps, pour aboutir à son action fétiche, le crime. Dans «Twin Peaks », l’agent Cooper/Lynch enquête sur le crime, le fait et sa racine, la volonté de. Cette série, américaine, interroge le crime, en tant que principe, historique, anthropologique, «spirituel », principe américain. Pourquoi ce monde produit des «crimes en série», avec des serial killer, ce qu’est «Bob», le véritable tueur de Laura Palmer ? Une des réponses de la série est de donner un nom à un goût, cannibale, de «la douleur et du chagrin», Garmonbozia. Dans la Loge Noire, le lieu où se détermine la perception, la vision, le sens, du «monde», en tant qu’américain, c’est ce goût pour la souffrance et la mort des autres, qui devient la loi de. Et c’est pour cela que la série de Lynch n’est pas une œuvre télévisuelle, enfermée dans des boites, numériques. Il s’agit d’une pensée et d’une expression, philosophiques, qui, identifient et mettent en cause, une logique qui confond civilisation et barbarie. Pacôme Thiellement a donc absolument raison quand il invite à prendre connaissance d’un «fragment de 1921 nommé Le Capitalisme comme Religion, Walter Benjamin (…) émet l’hypothèse que le capitalisme constitue en lui-même un phénomène religieux», et, en l’espèce, au coeur de ce phénomène religieux archaïque, le Sacrifice. Il ne faut donc pas s’étonner que dans un pays considéré comme parmi les plus chrétiens du monde, la religion explicite, le Christianisme, censé mettre fin au sacrifice inter-humain, enveloppe, justifie, la religion implicite, le Capitalisme, qui continue de sacrifier des vies, par milliers, par millions. Dans «Twin Peaks», le propos, unique, anti-américain, demande clairement : jusqu’à quand ? Jusqu’à quand des Laura Palmer seront assassinées, réellement ou dans les «fictions», si liées aux morts réelles, jusqu’à quand une jeunesse innocente et belle sera détruite par cette logique sacrificielle qui entend partager la Gormonbozia, en tant que Cène maudite ?